Pour répondre à une question : de ce que j'ai écrit, peu de choses ont été publiées dans le circuit grand public, à l'exception d'une nouvelle dans une anthologie baptisée "Plumes de chat" et dirigée par l'excellente Charlotte Bousquet.
Quant au reste, il s'agissait essentiellement de nouvelles d'atmosphère dans le cadre de jeux de rôle ou de stratégie fantastique, comme Hell Dorado, et également pour la série de jeux COPS.
Je voulais mettre un lien, mais c'est impossible pendant sept jours...
Je vous inflige donc le texte d'une toute petite nouvelle écrite dans le cadre du jeu Hell Dorado. Ca vous semblera sans doute confus, mais bon, voilà, fallait pas demander !!!
Le châtiment de Thomas
« Les vivants, en effet, savent qu'ils mourront ; mais les morts ne savent rien. »
- Ecclésiaste 9.5
Vous vous levez, Thomas le moissonneur, et comme chaque matin, vous quittez votre demeure sans un regard en arrière, sans un mot, sans un adieu, le cœur déchiré par la séparation. Dans les premières lueurs d'une aube blafarde, chaque pas vous coûte comme s'il vous fallait marcher sur des lames de couteau, mais il vous faut pourtant vous rendre à la mare.
La moisson n'attend pas. L'Arbalétrier, votre maître, n'est pas un homme patient.
C'est un seigneur cruel que le vôtre, Thomas le moissonneur, un homme sans pitié, aux doigts de fer, et son âme est comme un roc sur lequel même le temps semble n'avoir aucune prise. On dit qu'il fut autrefois serf, esclave lui-même, mais de ces temps de souffrance, il n'a retenu que la malveillance et la perversité.
Vous souvenez-vous du visage de votre seigneur, Thomas, du son de sa voix ou même seulement de la couleur de son blason ? Pas vraiment : tout vous semble noyé dans une brume impénétrable. À vrai dire, tous vos souvenirs vous font défaut. Et ce visage si doux que votre esprit veut recréer, ces traits apaisants qui semblent glisser comme du sable entre vos doigts, à qui appartiennent-il ? Est-ce un tableau que vous auriez aperçu autrefois, une icône, une statue, un symbole ? Ou une femme de chair, une femme vivante ?
Le cri d'un de vos camarades vous tire de vos pensées - Ici ! Ici ! Et ici aussi, elles sont mûres, elles sont mûres ! - et vous accourez avec les autres. Quand vous voyez les bulbes gras et les pétales luisants, et les robustes tiges qui pointent hors de l'eau putride comme des doigts désespérés, la satisfaction de les avoir trouvées s'efface bien vite. Il vous faut pénétrer dans la bourbe et brasser la fange pour atteindre les racines des précieuses fleurs, et tirer, ahaner, peiner et suer pour les arracher à leur lit gluant et tiède.
Vous sentez parfois l'immonde caresse d'une créature invisible sur vos mollets ou sur vos bras, et vous entendez parfois le cri d'horreur ou de douleur d'un de vos compagnons d'infortune, qui aura pris une « limace de cuir » des marais pour une tige de fleur d'eau et subi une cuisante morsure. C'est une longue journée de travail, sans rien d'autre à manger que les moisissures pourpres qui poussent à la surface des eaux croupies. Et malheur à celui qui, cédant à la faim et à la soif, aurait l'idée de garder pour lui une des plantes de la récolte, car aussitôt l'un des contremaîtres du seigneur viendrait le châtier.
À mesure que la journée s'avance, vous perdez vos forces et vous vous laissez aller. Pourquoi ne pas s'étendre là, sous les eaux tièdes du marais, et laisser les vers saumâtres que vous dévorez parfois pour apaiser votre faim pénétrer dans vos narines, dans votre bouche, et vous transformer peu à peu en boue des marais ? Disparaître, n'être plus que terre et eau, oublier les souffrances éternelles de la chair.
C'est alors que la mémoire vous revient, vivace, éclatante et douloureuse comme un coup de fouet barbelé. Ce visage, celui de votre bien-aimée, voilà qu'il est comme un symbole ardent, marqué au fer rouge dans votre cervelle. C'est bien elle que vous quittiez ce matin, la tête embrumée et le pas lourd, et c'est elle que vous pourrez revoir ce soir. Vous vous remettez à la tâche, et vous regardez vos compagnons. Il y a là Jehan et Livio, deux papistes de la pire espèce, mais aussi Samuel le juif, et Renart et Guillem, qui ne croient en rien. Tous, comme vous, ils ont relevé la tête, et les voici qui s'épuisent sous le fouet de vos maîtres les Sarrasins. Eux aussi semblent soudain revigorés. C'est merveille que de voir cette bande hétéroclite travailler côte à côte dans la misère et la souffrance, allant même parfois jusqu'à se sourire brièvement les uns aux autres.
Car en vérité, s'ils n'étaient soumis à cet effroyable joug, si la main de l'Arbalétrier ne pesait sur leur vie comme une chape d'airain, ils s'entretueraient dans l'instant comme des loups, comme des chiens. Vous-même, Thomas, avez déjà fait couler le sang, autrefois. Vous souvenez-vous de ce temps où vous fouliez la terre avec la même arrogance que vos geôliers d'aujourd'hui ?
Quand le jour s'achève, vous rassemblez le peu de force qu'il vous reste pour vous traîner jusqu'à votre maison. C'est le souvenir de cet ange qui vous prend par la main et qui vous entraîne, et quand il vous arrive de vous effondrer dans la boue grasse des marais, c'est vers ce doux visage que vos yeux se relèvent, c'est vers elle que vous rampez, pathétique et faible comme un enfant.
Vous voyez enfin votre maison. C'est une modeste chaumière, mais il y fait bon vivre, et même si vos os glacés ont oublié la chaleur, vous savez qu'on n'y a jamais froid. Elle est là, qui vous attend, derrière cette porte close. Vous vous relevez, fébrile, à bout de force, et vous titubez comme un ivrogne. Elle est si proche, si loin, cette porte, et chaque pas est une petite agonie.
Mais voici qu'une silhouette apparaît devant la masure. On dirait que son ombre est projetée sur le mur par l'éclat infernal des flammes, et vous entendez le lointain fracas des armes. D'un coup de botte, l'inconnu enfonce la porte, et vous entendez un cri de femme. L'homme entre dans la maison, et malgré tous vos efforts, vous ne parvenez pas à l'atteindre. Vous rassemblez toutes vos forces, mais elles ne suffisent pas. La porte se referme, et les hurlements commencent, mêlés des halètements de bête de l'inconnu. Les cris de femme se font de plus en plus faibles, de plus en plus désespérés, tandis que la voix de l'homme se mue en grognements, puis en un aboiement bref et victorieux.
Lorsqu'il émerge de la maison, en rajustant son arme à la ceinture de sa culotte encore défaite, il a l'air abasourdi. Ses mains et sa chemise sont maculées de sang. Et quand son visage apparaît enfin dans la lumière, l'épouvante vous saisit et vous broie le cœur, Thomas le moissonneur.
Car ce sont vos propres traits que vous contemplez.
Ce sont vos yeux habités par l'abyme dont on ne ressort pas que vous croisez, Thomas l'assassin. C'est votre bouche béante, vos lèvres retroussées en un horrible rictus, que vous apercevez avec dégoût, Thomas le violeur, Thomas le meurtrier. Et vous vous souvenez, Thomas l'impitoyable, de votre existence d'autrefois, quand vous étiez un mercenaire, un pillard et un tueur. Quand vous viviez de rapine et de massacre. Quand vous viviez de l'épée.
Quand vous viviez.
Vous êtes presque arrivé au seuil de la demeure, mais avant que vous puissiez dire un mot au Thomas d'autrefois, il disparaît dans la nuit et vous laisse seul, couché là, à un pas de celle qui est à la fois votre péché, votre châtiment et votre espoir de rédemption. Telle est votre punition éternelle.
Et vous vous couchez dans la poussière, et vous devenez pour cette nuit la pâture des vers. À aucun moment vous ne vous reposerez. Vous sentirez les bouches avides fouaillant vos chairs exsangues, et vous voudrez hurler, mais ils seront déjà dans votre gorge, dans votre bouche, à vous dévorer la langue. Vous voudrez pleurer, mais les damnés de votre espèce n'ont plus de larmes à verser. Et au matin, vous aurez tout oublié. Seul la souffrance subsistera.
Vous vous rappellerez l'Ecclésiaste : « Les vivants, en effet, savent qu'ils mourront ; mais les morts ne savent rien, et il n'y a pour eux plus de salaire, puisque leur mémoire est oubliée. Et leur amour, et leur haine, et leur envie, ont déjà péri ; et ils n'auront plus jamais aucune part à tout ce qui se fait sous le soleil. »
Vous vous lèverez, Thomas le moissonneur, et comme chaque matin, vous quitterez votre dernière demeure sans un regard en arrière, sans un mot, sans un adieu, le cœur déchiré. Dans les premières lueurs d'une aube blafarde, chaque pas vous coûtera comme s'il vous fallait marcher sur des lames de couteau, mais il vous faudra pourtant vous rendre à la mare.
Car la moisson n'attend pas.