Charlotte et ses sœurs. L’univers des Brontë
par Mme Gillian Bardinet, professeur honoraire à Sciences Po
C’est la deuxième conférence d'un cycle de trois sur la littérature britannique, après Jane Austen et avant d'achever avec Virginia Woolf.
Voici donc les artistes qui nous réunissent aujourd'hui : de gauche à droite Anne (1820-1849), Emily (1818-1848) et Charlotte (1816-1855) Brontë. Ce tableau a été peint vers 1834 par leur frère Branwell (1817-1848), dont on voit l'ombre sur la colonne.
Charlotte Brontë est fille d'un pasteur de l'Eglise anglicane, Patrick Brontë. Contrairement à Jane Austen née dans le sud de l'Angleterre, région agricole, bucolique et prospère, Charlotte est née dans le nord de l'Angleterre, région subissant à son époque l'impact de la révolution industrielle. Elle naît ainsi en 1816 (soit un an avant la mort de Jane Austen) dans une région de petits hameaux isolés où, avant la révolution industrielle, les habitants étaient des artisans, des bergers, les habitants tissant la laine chez eux. Mais à présent, ce sont mines de charbon, industries et usines de textile qui se disputent la région.
Philippe de Loutherbourg,
Coalbrookdale by Night, 1801
C'est une période difficile, où la pauvreté s'étend. Les pasteurs faisaient ce qu'ils pouvaient pour venir en aide aux personnes dans le besoin. Le père de Charlotte Brontë, pasteur, se considérait comme membre de l'
establisment du pays. Et dans l'establishment, on trouve plutôt des personnes comme Arkwright (inventeur d'une machine à filer) !!
Joseph Wright of Derby,
Sir Richard Arkwright, 1790
Le héros de Patrick Brontë est et restera tout au long de sa vie cet homme :
Francisco de Goya,
The Duke of Wellington, 1812-14
Il s'agit du duc de Wellington. En 1817, celui-ci est appelé pour faire partie du gouvernement de l'après-guerre. Pour la petite histoire, Wellington a traité les soldats de "scum of the earth" (racaille de la terre). On s'adresse à lui pour traiter les problèmes sociaux de l'époque.
Wellington est né en Irlande de famille protestante. De même pour Patrick Brontë, originaire d'une famille paysanne férocement protestante. Intelligent, il suit des études à Cambridge et devient pasteur.
Cette période est une période de transition. Le XVIIIe classique (on pense aux tableaux de Gainsborough) est en train de s'effacer pour laisser place aux romantiques. Goethe fait fureur en Angleterre à l'époque des guerres napoléoniennes et après.
Füssli,
Gertrud, Hamlet und der Geist des Vaters, 1793
L'imagination devient reine.
Turner,
The high street, OxfordLes tableaux de Friedrich font penser aux paysages dans lesquels les sœurs Brontë ont grandi.
Les romantiques s'interrogent sur la place de l'homme dans l'univers, la place de l'homme face à Dieu et face à la mort.
En 1820, Patrick Brontë déménage avec son épouse Maria et leur six enfants au presbytère de Haworth. Le presbytère est situé juste à côté du cimetière à l'air fétide (on le verra plus tard, cet environnement malsain causant probablement maladies et morts précoces de nombre des personnes de cette famille).
Et tout autour du presbytère, c'est la lande, les fameuses "Yorkshire moors", avec leur bruyère si caractéristique et si chère au cœur d'Emily tout particulièrement.
Les enfants grandissent en courant dans la lande, à la découverte des oiseaux notamment, ce à quoi leur père les encourage. D'ailleurs, on peut résumer en deux mots l'enfance des enfants Brontë : la liberté et la mort.
Maria Brontë
Maria, leur mère meurt alors que Charlotte n'a que 12 ans. Maria Brontë est née en Cornouailles (extrême ouest).
Patrick Brontë laisse alors à ses enfants le choix de lire tout ce qui était dans sa bibliothèque. Les enfants découvrent donc Shakespeare, Milton mais surtout Byron, grande figure romantique…
Lord Byron … ainsi que Walter Scott (contemporain de l'époque).
Delacroix,
La Grèce sur les ruines de Missolonghi, 1826
Ce tableau est un bon exemple de l'atmosphère qui a marqué l'imaginaire des enfants Brontë.
Mais ils ont non seulement découvert la littérature, mais aussi l'actualité. Car Patrick Brontë était passionné d'actualité et faisait lire les journaux à ses enfants. Un des sujets qui a marqué à l'époque était un problème de représentation parlementaire. En effet, au VIIIe siècle, Old Sarum était la capitale de l'Angleterre. Mais depuis, la région est devenue complètement déserte, habitée seulement par les moutons. Et pourtant, elle continuait d'envoyer deux députés au Parlement. Or, Sheffield, ville de la révolution industrielle (voir tableau ci-dessous) n'a aucun membre de Parlement.
Sheffield au milieu du XIXe siècle Alors que faire pour faire entendre leurs revendications ? D'où une polémique qui préoccupait Patrick Brontë et ses enfants.
Le paysagiste Constable se préoccupait beaucoup des problèmes sociaux. Il évolue de paysagiste classique ...
... à paysagiste romantique.
Constable,
Stonehenge, 1826
Dans ce tableau notamment, on voit de petites figures d'homme. C'est un des thèmes romantiques par excellence : l'homme face à son destin.
Autre sujet d'actualité particulièrement prégnant à l'époque, Patrick Brontë a milité contre l'esclavage et la traite des esclaves.
Après que ses deux aînées sont mortes de la tuberculose en pension, il décide de garder ses autres enfants à la maison. S'ils ne sont pas allés à l'école, lecture et actualité ne font pas défaut aux petits Brontë.
Il fait cadeau à Branwell de petits soldats de bois. Les enfants se répartissent les jouets, et Charlotte nomme le sien ... Wellington ! Il était considéré comme une véritable figure romantique (même s'il aurait démenti de manière véhémente qu'il était romantique !!!). L'admiration de Patrick Brontë pour Wellington ne s'est d'ailleurs jamais démentie, et il a d'ailleurs gardé toute sa vie cette cravate blanche "à la Wellington".
Quelqu'un a dit de Patrick Brontë qu'il représentait ce qu'il y avait de plus dans la vie protestante. Il était farouchement opposé au luxe. Par exemple, à la mort de sa femme, il a retrouvé une robe en soie que celle-ci avait ramené de Cornouailles. Il l'a découpée, la trouvant trop luxeuse.
De leur côté, les enfants écrivaient de petits livres dans lesquels ils ont créé un véritable univers "The Great Glass Town Confederacy" et chacun avait une des îles à administrer.
Ils sont non seulement inspirés par la littérature, mais aussi par la peinture. Charlotte aimait particulièrement John "Mad" Martin.
John Martin,
The bard, 1817
Les enfants aimaient aussi beaucoup peindre et étaient doués [malheureusement je n'ai pas réussi à retrouver sur internet tous les tableaux des Brontë que la conférencière nous a montré].
Aquarelle de Charlotte Brontë représentant un des chiens de sa sœur Emily
Et voici un autoportrait de Branwell :
Ils aimaient le monde de Byron, le monde oriental, tout ce qui était si éloigné de Sheffield.
Charlotte a nommé son monde imaginaire "Northanger Land". Ca vous dit quelque chose ? C'est normal ! Si Charlotte se demandait comment on peut aimer les romans tellement classiques de Jane Austen, trouvait-elle, elle adorait l'atmosphère
Northanger Abbey, pastiche du roman gothique.
Emily aussi avait un don pour la peinture.
Voici son chien préféré, Keeper (elle adorait les chiens et en avait plusieurs).
Et ci -dessus saint Siméon le Stylite, saint qui a vécu sur une colonne, dans un esprit d'isolement et d'indépendance, deux caractéristiques qui lui plaisaenit.
Le héros de leurs histoires était le duc de Zamorna [impossible de retrouver le dessin... si quelqu'un y arrive, je l'ajoute immédiatement !], qui ressemble déjà étrangement à un Rochester ou un Heathcliff. Initialement, il était censé être... devinez qui ! ... oui, le duc de Wellington ! Mais au fur et à mesure, il a eu sa propre personnalité.
En grandissant, les Brontë devaient tout de même trouver un moyen de subsistance. En tant que membre de l'
establisment, cela signifiait qu'ils ne travaillaient pas en usine, dans les champs ou en tant que domestique. Charlotte choisit la fonction de gouvernante, mais elle n'apprécie pas du tout l'expérience qu'elle en a, tout comme Emily d'ailleurs, qui devient anorexique dès qu'elle est éloignée de sa lande et de ses chiens.
Seule Anne, la plus jeune, réussit à conserver son poste de gouvernante le plus longtemps, à s'en satisfaire. Elle fait même venir son frère Branwell pour être précepteur dans la même famille. Mais il joue à Julien Sorel avec la maîtresse de maison et est donc renvoyé avec fracas, sa sœur également.
Branwell, qui était déjà particulièrement porté sur la boisson, se drogue.
Caricature de Branwell se représentant face à la mort qui se moque de lui
Rappelons qu'à l'époque, l'opium était chose courante parmi les écrivains (il suffit de penser à Thomas de Quincey ou à Baudelaire). Puis Branwell est atteint de delirium tremens. Les espoirs qu'entretenait son père de l'envoyer à la Royal Academy of Arts (car il ne manquait pas de talent) sont réduits à néant. C'est un désastre pour la famille, car c'est aussi une potentielle source de revenus futurs qui disparaît.
Géricault,
Le fou cleptomane, 1822
La folie est un thème qui agitait beaucoup les écrivains de l'époque. La folie était considérée comme due aux excès de l'imagination (cf. Poe).
Dans ce tableau de Géricault, le regard du fou est vraiment remarquable.
Charlotte, la plus entreprenante, pense à créer une petite école à Haworth. Mais il lui manquait la connaissance de la langue et littérature française. Et en même temps, Wellington menait une campagne anti-française... Patrick Brontë a un camarade de Cambridge qui tient une pension de famille à Bruxelles. C'est là qu'il se rend avec Charlotte et Emily, grâce à l'argent que ces dernières ont reçu de leur tante (à la mort de son épouse, Patrick Brontë avait fait venir sa belle-sœur, qui a un peu d'argent, pour s'occuper de ses enfants).
Ange François,
La famille Heger, 1846
Les voici donc arrivés dans la famille Heger. Mr Heger a beaucoup de charisme et est intellectuellement très fin. Il donne aux filles des cours de littérature et de langue. Et Charlotte en tombe amoureuse. Mais c'est un amour sans espoir, sans retour (Mr Heger est marié et heureux en ménage). Leur tante décède au presbytère, et la famille Brontë retourne donc à Haworth.
Leur vie là-bas est très simple, elles mangent des plats paysans, s'habillent dans des robes simples, et surtout elles se remettent à écrire, leur seul plaisir.
Charlotte rêvait de reconnaissance pour ses œuvres, après avoir vu le grand monde. Elle envoie donc ses poèmes au Poète-Lauréat, comme cela se faisait à l'époque. On lui répond que la poésie est pour les hommes. Wordsworth faisait notamment partie de ceux qui l'ont découragée d'écrire.
Charlotte découvre aussi par hasard les poésies d'Emily, la plus secrète et silencieuse de la famille, et trouve que sa sœur a beaucoup de talent. Mais il faut être homme pour réussir ! Les sœurs décident alors de prendre des pseudonymes masculins.
Elles conservent leurs initiales C, E, A (Charlotte, Emily, Anne Brontë), ce qui donne Currer, Ellis, Acton Bell. Mais d'où vient ce nom, Bell ?
D'un jeune pasteur arrivé récemment dans la maison, Arthur Bell Nichols (voir photo ci-dessus).
En 1846,
Jane Eyre, par Currer Bell, est publié. Dans le même temps, Ellis Bell sort
Les Hauts de Hurlevent. Dans les deux cas, ces livres choquent l'opinion. Dans
Jane Eyre, il est question de bigamie, de folie, de violence. Dans
Les Hauts de Hurlevent, il est aussi question d'un être satanique voire même de nécrophilie. Cette époque a été marquée par la fin du règne de Georges IV et de ses frasques, et c'est le début de la reine Victoria, qui représente la famille modèle, au style complètement opposé à ces deux romans.
Winterhalter,
The Family of Queen Victoria, 1846
Cependant, l'imagination qui y est à l'œuvre, les aventures extraordinaires qui s'y déroulent et les personnages séduisent les lecteurs et en font un succès.
Zoom sur Jane EyreLa conférencière nous a résumé le roman, ce que je n'ai pas renoté.
Dans
Jane Eyre, la figure d'Helen Burns est un portrait de Maria, la soeur aînée de Charlotte, morte de privation au pensionnat.
Comme le roman est à la première personne, il y a très peu de descriptions de Jane Eyre, mais on sait que Mr Rochester l'appelle son elfe. On peut donc supposer sa petite taille. D'ailleurs, Charlotte Brontë mesurait 1,49m. Et le roman est publié en tant qu'autobiographie.
Rebecca Solomon,
The Governess, vers 1851
Ce tableau nous fait penser aux scènes où la gouvernante est mise à l'écart de la famille, comme lorsque les Ingrams sont à Thornfield. Mais pour la conférencière, Jane Eyre a les traits de la jeune femme du tableau suivant, lors de ses moments d'abattement.
Ford Madox Brown,
The last of England, 1852-55
Le cheminement de Jane Eyre est vu par certains comme un véritable "pélerinage de l'âme" tel qu'on en parlait au XVIIe siècle.
Un autre thème est la traite des esclaves. Mr Rochester n'est pas dans le besoin. On ne sait pas d'où vient sa fortune, ou plutôt la fortune de son épouse Bertha. De l'esclavage ou de la canne à sucre ?
Turner,
The slave ship, 1839
Dans ce tableau, Turner évoque un événement qui s'est déroulé en 1783. Un capitaine de navire transportant des esclaves a jeté ceux-ci à la mer, alors que ces derniers étaient malades (choléra ?). En effet, si les esclaves mourraient de maladie, il n'y avait pas d'indemnisation prévue. Mais si la perte de la "cargaison" était due à un naufrage, alors l'indemnisation était possible. Cette terrible affaire agitait beaucoup les esprits à l'époque.
Un autre thème, que nous avons également présenté précédemment, est celui de la folie.
Ces deux sujets choquaient quand Jane Eyre a été publié. Mais ils intéressaient aussi l'Angleterre contemporaine (voir l'expression "a skeleton in the cupboard").
Zoom sur Wuthering HeightsLa conférencière nous a résumé le roman, ce que je n'ai pas renoté.
Dans ce roman, on retrouve la lande sauvage, inaccessible, rude. Le nom de Heathcliff, l'orphelin reccueilli par Mr Earnshaw, vient de "heath"=lande et "cliff"=falaise. Si l'arrivée de Heathcliff provoque la jalousie du fils de Mr Earnshaw, sa fille, Catherine, trouve en lui son âme soeur. Ce sujet de l'âme soeur est un thème romantique par excellence.
Emma Florence Harrison,
A birthday, vers 1910
Pour la conférencière, ce tableau représente parfaitement Catherine Earnshaw dans sa poésie et l'extase de son amour pour Heathcliff.
Emily Brontë est morte de la tuberculose un an après la publication de son roman.
Anne commence aussi à présenter les symptômes de la tuberculose. Elle voulait voir la mer, et part donc à Scarborough. C'est là qu'elle meurt, laissant deux romans.
The Tenant of Wildfell Hall est un roman où Anne a le courage d'aborder le thème de l'alcoolisme, qui a détruit son frère.
Charlotte se retrouve seule avec son père.
Lors du succès de
Jane Eyre, elle se rend à Londres.
George Richmond,
Charlotte Brontë, 1850
C'est à cette occasion qu'est réalisé ce tableau par George Richmond, le portraitiste, à la monde qui adoucit ses traits.
Shirley se déroule en 1812, époque où les ouvriers cassaient des machines dans les usines textiles en signe de protestation.
Ce roman a beaucoup de succès. L'héroïne est un portrait de sa sœur Emily. Dans ce roman, Charlotte montre un brin d'humour, notamment dans le premier chapitre où se tient un dîner de jeunes vicaires très drôle.
Peut-être ce roman correspond à l'époque où Charlotte commence à éprouver des sentiments pour Arthur Bell Nicholls. Du côté du jeune homme, il n'y a pas de doute, et il demande à Patrick Brontë la main de sa fille. Mais il refuse !
Charlotte, de son côté, rencontre Elizabeth Gaskell.
William John Thomson,
Elizabeth Gaskell, 1832
Elizabeth Gaskell est heureuse en mariage, avec des enfants. Elle avait une propriété dans la région des Lacs (où Wordsworth et Coleridge se rendaient également). C'est le début d'une amitié entre les deux femmes.
Charlotte voyage, visite Edinbourg puis Londres en 1851 au moment de l'Exposition Universelle.
Le Crystal Palace (voir visuel ci-dessus) a été construit par le jardinier de Chatsworth, Joseph Payton.
Pour la petite histoire, avant l'inauguration, le lieu était envahi de pigeons, et Victoria était très inquiète. Elle demande l'avis de son époux Albert, qui lui conseille d'en parler ... au duc de Wellington (eh oui, encore lui !), car il a toujours de bonnes idées. Ce dernier suggère donc d'amener des éperviers dans le lieu. Et le problème a été résolu !
Charlotte Brontë fait partie des invités de marque.
Charlotte et Arthur Bell Nicholls finissent par se marier, avec l'accord de Patrick Brontë. Ils partent en voyage de noces en Irlande. Mais suite à une mauvaise chute de cheval de Charlotte, ils reviennent à Haworth. Enceinte, elle décède (maladie ? grossesse difficile ?).
Avant de mourir, elle était en train d'écrire
Vilette (pour elle, cela signifiait "petite ville") se déroulant à Bruxelles.
Patrick Brontë, lui, vit jusqu'à l'âge de 86 ans.
Pour terminer, voici quelques photos de ce superbe lieu, car Lady Clare avait heureusement pensé à prendre son appareil photo
Entrée de la bibliothèque, rue de l’Indépendance américaine
Et voici la superbe salle où la conférence s’est déroulée
Vous pouvez apercevoir la conférencière (en tailleur)