Une femme à Berlin, anonyme

"Une femme à Berlin" est le journal anonyme d'une journaliste de 34 ans du 20 avril au 22 juin 1945 vivant à Berlin au moment de l'arrivée des troupes russes.

La première chose que je veux souligner, car j'évite souvent les livres traitant de cette période trop tragique et récente, c'est le recul pris par cette femme pour décrire l'horreur. Elle es très factuelle, presque froide et sans aucune haine. On pourrait presque parler de fatalisme face aux conséquences inévitables des guerres sur les civils et particulièrement chez les femmes.
Il y a même de l'humour et la satisfaction profonde face aux petits bonheurs que la vie peut encore procurer.

Deux choses sont essentielles : manger et échapper aux viols.
Quand on est confronté au quotidien brutal et vital il n'y a plus de place pour une vie intérieure.

Ce livre n'est pas un livre idéologique mais une réponse pratique et vitale à la dureté d'un quotidien qui requiert toute l'énergie et ne laisse plus de place pour les idées.

On note cependant ça et là le peu de sympathie de cette femme pour l'idéologie nazie, son ignorance de l'existence des camps de concentration (elle y fait une vague allusion) et ses interrogations ponctuelles sur ses actes et ses décisions.

Le livre fit scandale à l'époque auprès des bien pensant. Privilégier le rapport sexuel avec un officier Russe pour éviter les viols collectifs et accepter ses cadeaux de nourriture fit pousser les haut cris aux "bourgeois honnêtes". C'est pourquoi l'auteur demanda que l'on attende sa mort (2001 je crois) pour rééditer son livre.

Le Clezio hier dans La Grande Librairie parlait avec beaucoup de justesse de ce que subissent les femmes en temps de guerre.

Le viol des femmes en temps de guerre n'est pas uniquement sexuel, il est aussi pouvoir et domination sur les vaincus.

Je me prends à penser que si les commandes étaient aux mains des femmes les choses seraient peut être différentes.
Quand l'homme se bat pour une idéologie, la femme se bat pour préserver la vie et la quotidien de ceux qu'elle aime.

Bref vous l'aurez compris, un coup de coeur.
Et une pensée émue pour toutes ces femmes et ces enfants victimes de la guerre. Tout spécialement en ce 11 novembre.

Merci pour ces impressions, Majeanne. Je pense que je vais me laisser tenter. Ce que tu dis du fatalisme et du pragmatisme de cette femme m'interpelle.

majeanne a écrit:

Je me prends à penser que si les commandes étaient aux mains des femmes les choses seraient peut être différentes.
Quand l'homme se bat pour une idéologie, la femme se bat pour préserver la vie et la quotidien de ceux qu'elle aime.

J'ai tendance à te rejoindre sur ce point, même si cette position ne semble pas toujours très féministe.

Un grand merci Majeanne d'avoir pris le temps d'ouvrir un topic à ce livre qui me tente depuis plusieurs années (mais c'est une lecture que je repousse car je l'appréhende un peu).
Comme Cat, ton avis me donne envie d'arrêter de repousser et de tenter une lecture début 2012

Le viol est toujours affaire de domination et volonté d'humilier.

Merci pour ton avis Majeanne, moi je n'aurai pas le courage de lire ce livre dont je connais quelques extraits cités maintenant dans des documentaires sur la guerre.

Dans le même genre de "secret honteux" conservés par les bien-pensants, il y a aussi les bordels des camps de concentration, où des prisonnières de Ravensbrück et Auschwitz étaient prostituées aux nazis mais aussi aux prisonniers "méritants" de Dachau ou Buchenwald. Un élément passé sous silence car le déporté incarne ce qui peut arriver de pire, et c'est horrible de penser que la victime absolue peut aussi être le bourreau d'unE autre. Ceux qui ont survécu aux camps ne se sont pas vantés de cela.

Quant aux "femmes de réconfort" de Corée, prostituées de force aux armées japonaises, elles n'ont toujours pas été reconnues par les autorités japonaises. Une vilaine pierre dans un jardin zen.

Merci pour ce topic !
J'ai lu ce livre il y a 2 ans environ, et sa lecture m'a ... comment dire... beaucoup troublée, même si je savais pertinemment comment s'était déroulée l'arrivée des russes à Berlin.

C'est en fait partout et à chaque fois pareil : le "vainqueur" impose sa loi et sa force, humilie et viole.
Les russes ont subi cela lorsque les allemands ont pénétré sur le sol russe.
Et le côté innommable de la chose est que les russes ont tellement souffert de la part des allemands qu'ils ont "rendu au centuple" ce qu'ils ont subi lorsqu'ils sont eux-mêmes arrivés sur le sol allemand.
Une escalade sans fin sur l'échelle de l'horreur en quelque sorte.

En tout cas, à cette lecture, j'ai bien senti à quel point on était peu de choses face à la grande Histoire, et je crois qu'on peut difficilement juger ceux qui ont vécu cette époque.
Ta remarque sur la victime qui devient bourreau est très juste Pouchkinet.

Je m'interroge toujours sur la façon dont les survivants de choses odieuses continuent à vivre. En se taisant souvent...

J'ai terminé la lecture de ce journal hier et j'ai du mal à trouver les mots pour donner un avis

Tout d'abord, j'ai dû en permanence garder à l'esprit que ce que je lisais était une histoire vraie et non pas de la fiction... (je ne suis pourtant ni naïve, ni mal informée sur cette époque. Peut-être est-ce dû au style très détaché qu'a adopté la protagoniste pour retranscrire cette période).

Quelques recherches sur Internet m'ont permis de découvrir que la nouvelle publication de ce texte en 2003 avait été l'occasion d'une controverse en Allemagne et de la révélation de l'identité de l'auteur (la page wikipedia consacrée au livre retranscrit tout cela).

Pour celles qui souhaiteraient en savoir plus sur l'auteur du journal, une page wikipedia en français lui est consacrée.

La jeune femme qui avait rédigé ce journal avait souhaité rester anonyme, je m'interroge sur le fait de savoir si la recherche de vérité historique, qui a levé son anonymat, est une bonne chose

Je signale aussi que ce journal a récemment été adapté au théâtre avec Isabelle Carré (voir ici), j'aurais bien aimé voir cette pièce, même si les critiques n'ont pas été très bonnes.

Je recommande donc la lecture de cet ouvrage, même s'il est parfois un peu pénible.

Pour celles qui auraient envie d'en savoir plus, je conseille la lecture d'un article très intéressant, dont voici un extrait :

Citation :

C’est que le statut de l’ouvrage pose problème. Une femme à Berlin se lit comme un roman, ce qui a soulevé des doutes sur son authenticité. Si celle-ci n’est aujourd’hui plus mise en cause, on peut s’interroger sur la manière dont ont été mis en forme les carnets, rédigés à la hâte dans un mélange de sténo, d’abréviations et de formules codées destiné à tromper les lecteurs indiscrets. On peut se demander, en particulier, quel a été le rôle du journaliste et écrivain à succès Kurt W. Marek, spécialiste des "coups" littéraires, qui convainquit l’auteure de publier un journal qui ne pouvait manquer de faire polémique dans le contexte de la Guerre froide et de tensions entre les deux Allemagnes.

L’auteure elle-même reste très vague sur ses propres affiliations politiques, bien que l’on devine une absence de sympathie pour le nazisme, qui ne va pas, cependant, jusqu’à la Résistance.

Je me sens incapable de commenter ce livre, dans son horreur, sinon dans le sens d'un certain relativisme : pouvons nous, Français, nous indigner à bon compte et tomber dans un manichéisme facile ? les Allemands se conduisirent mieux chez nous sous cet aspect des choses en 40/44 que nos ancêtres pendant la Guerre de Trente Ans (voir Simplicissimus et die Ertzbetrügerin und Landstörtzerin Courasche....) ou dans le Palatinat un peu plus tard (Heidelberg)... quant aux guerres napoléoniennes, les Mémoires du Baron de Frenilly (Lib Perrin) sont fort révélateurs à cet égard :

« Boissy d’Anglas, dont un détachement autrichien avait occupé la maison près de Luciennes, disait amèrement à son fils, qui avait fait la campagne de Russie : « ils ont bu mon vin, mangé mes fruits, brûlé mon bois » - N’ont-ils fait que cela ? lui répondit son fils : eh bien soyez content, car ces gens-là ne savent pas leur métier. Chez eux, nous en faisions autant, mais outre cela, nous violions les femmes, coupions les arbres et brûlions les maisons.. » p.274

« un colonel de la Garde russe qui logea chez moi à Paris au printemps suivant, nous racontait que son régisseur, faute d’avoir pu satisfaire à une réquisition des Français, fut crucifié par eux sur la porte du château ; qu’ensuite, ils réunirent toutes les jeunes femmes du lieu dans une église, les violèrent, et finirent par mettre le feu à l’édifice... « p.275

A propos de "Mère Courage" citée plus haut, je suis toujours épaté de l'inculture des journalistes qui ne connaissent que Brecht, et croient exalter une contemporaine en la décorant du qualificatif de MC : il serait intéressant de voir leur tête s'ils savaient ce que la prostituée/cantinière appelait "Courage"....

Je fais remonter ce topic car je n'avais pas vu la dernière intervention.

HussarBlue a écrit:

il serait intéressant de voir leur tête s'ils savaient ce que la prostituée/cantinière appelait "Courage"...

Dommage que notre ami le Hussard nous ait quittés, car j'aurais bien aimé qu'il nous explique cette allusion.

Pas sûre que tout le monde ait saisi, moi la première  

Si quelqu'un dispose de la réponse, merci de la mettre sous balise anti-spoiler  en effet, j'ai procédé à quelques recherches rapides sans succès  

je ne vois pas l'intérêt de faire ce genre d'allusion en mode private  

@ serendipity :
il me semble que HussarBlue fait référence aux 2 ouvrages écrits par Grimmelshausen au XVIIe siècle : Simplicissimus et La vagabonde Courage , qui décrivent tous les 2 des personnages pris dans la tourmente de la guerre de Trente Ans, que Grimmelshausen a lui-même connu de très près pour y avoir participé comme soldat dans sa jeunesse.

Spoiler:

Je n'ai pas lu le livre (republié récemment chez Libretto), mais c'est ce que j'ai tiré de divers pages internet en allemand, dont celle-ci : résumé en allemand


Je reviens à une Femme à Berlin

J'en ai lu un peu plus de la moitié, et je trouve que c'est un très bon livre.

Tout d'abord l'auteur est une femme remarquablement intelligente, qui possède une grande acuité d'observation de ses congénères humains, qui possède une culture et qui a voyagé, ce qui lui permet de remettre en perspective les événements qu'elle relate.
Ensuite, c'est très bien écrit, simplement, et très efficacement.
Il y a une foule de remarques, réflexions, pensées, qui font de ce récit un texte de très grande qualité, qu'on ne peut pas se contenter de réduire au simple récit de viols collectifs et répétés.
En filigrane se dessine la personnalité de cette femme, qui ne juge pas, et qui se rend compte de sa qualité de témoin. J'aurais vraiment aimé la connaître.

Enfin, je dirais que ce livre m'a rappelé l'atmosphère d'un livre que j'ai lu au collège : J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir de Christine Arnothy (qui se passe en 1945 dans Budapest livrée aux Russes), je ne sais si certaines d'entre vous ont lu ce livre en son temps.

Merci pour ta réponse Petit Faucon  et pour ton avis sur ce livre  
J'ai lu le livre de Christine Arnothy (moi aussi à l'adolescence), mais je dois avouer n'en garder aucun souvenir  (c'est rageant  ).
Je me souviens que j'avais beaucoup aimé et que je le citais souvent comme référence dans mes rédactions  

Je t'en prie Serendipity.

Après avoir terminé Une femme à Berlin, je confirme ma très bonne impression sur ce livre, et sur la très grande qualité de l'auteur.
Le décalage entre les personnes proches de l'auteur en ces moments tragiques, et ceux qui n'ont pas vécu ces quelques semaines (comme Gerd) est très bien décrit. Cela pose aussi la question de la place des hommes et du traumatisme silencieux (leur passivité, leur impossibilité de réagir, ...) que ces viols de leurs femmes leur inflige, par ricochet.

C'est vraiment un livre que je recommande, qui nous plonge au coeur de l'humain et de l'inhumain, de ce qui fait de nous des êtres humains.

(HS) j'ai pensé souvent à la lecture de ce livre aux différents livres de témoignages recueillis par Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais, en particulier Dans le nu de la vie.

en lisant vos avis, je viens tout juste de me le commander.
je viendrai vous dire ce que j'en ai pensé une fois lu