Une auberge pour les admirateurs de Jane Austen, et bien plus encore... |
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| Histoire économique et sociale | |
| | Auteur | Message |
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cat47 Master of Thornfield
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| Sujet: Histoire économique et sociale Lun 30 Juil 2018 - 19:33 | |
| Je viens de terminer un pavé (910 pages + 70 pages de notes serrées, il faut vraiment être à la retraite ou aux études pour ça ) intitulé Les Luttes et les rêves et sous-titré Une histoire populaire de la France. L'auteur, Michelle Zancarini-Fournel, est professeure d'histoire contemporaine et spécialiste de l'histoire des femmes et du genre. On pourrait s'attendre à une étude universitaire un peu aride mais très vite on se rend compte cette peinture ne cherche pas l'exhaustivité, ce qui serait d'ailleurs difficile, mais tient plutôt de l'impressionnisme et donne à voir un tableau très vivant. Articulé autour de très nombreux témoignages (journaux intimes, récits autobiographiques, notes, rapports, articles de journaux, etc), le livre contient d'innombrables citations et extraits, qui rendent la lecture passionnante. Ces points de vue relativement subjectifs sont mis en perspectives par des citations et des résumés d'études ou d'articles plus scientifiques qui dressent une histoire non pas des classes populaires, mais plutôt des "sans grade", pas nécessairement pauvres d'ailleurs, ceux dont on ne connaît pas le nom et dont on entend rarement la voix (minorités, femmes, vagabonds, paysans, domestiques, en bref, les dominés) dans les livres d'histoire. Et comme une illustration vaut deux explications... J'ai pensé que cet extrait qui parle d'abord du mobilier retrouvé de Louis-François Pinagot, sabotier de la forêt de Bellême le Perche, , pourrait intéresser en intéresser certain.e.s. - Spoiler:
J'ajoute que le livre a tout de même ses faiblesses, sans parler de l'écriture inclusive. Ces 900 et quelques pages auraient gagné à passer sous la loupe d'une relecture plus affûtée. Non pas pour des coquilles, de ce côté là, rien à dire. Mais parfois certaines phrases ne veulent rien dire et d'autres fois, le texte veut sûrement dire quelque chose pour son auteure, mais pas pour le commun des mortels. Non pas que ce soit complexe, mais il manque parfois des informations, ou alors il y a des raccourcis qui font qu'on ne comprend pas l'analyse. Et dernier point, plus on avance dans la chronologie, plus c'est frustrant. Les sources sont clairement plus nombreuses au fil des décennies, il a donc fallu faire des choix, ce qui donne l'impression d'un évocation de plus en plus fragmentaire et orientée. Dommage. _________________ |
| | | cat47 Master of Thornfield
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Lun 10 Sep 2018 - 14:59 | |
| Je me réponds à moi-même, ça va être dur de créer un dialogue sur un sujet aussi peu sexy! Je viens de terminer Against The Grain, de James C. Scott, une lecture très stimulante. - Présentation de l'éditeur, en anglais malheureusement a écrit:
- An account of all the new and surprising evidence now available that contradicts the standard narrative for the beginnings of the earliest civilizations
Why did humans abandon hunting and gathering for sedentary communities dependent on livestock and cereal grains, and governed by precursors of today’s states? Most people believe that plant and animal domestication allowed humans, finally, to settle down and form agricultural villages, towns, and states, which made possible civilization, law, public order, and a presumably secure way of living. But archaeological and historical evidence challenges this narrative. The first agrarian states, says James C. Scott, were born of accumulations of domestications: first fire, then plants, livestock, subjects of the state, captives, and finally women in the patriarchal family—all of which can be viewed as a way of gaining control over reproduction.
Scott explores why we avoided sedentism and plow agriculture, the advantages of mobile subsistence, the unforeseeable disease epidemics arising from crowding plants, animals, and grain, and why all early states are based on millets and cereal grains and unfree labor. He also discusses the “barbarians” who long evaded state control, as a way of understanding continuing tension between states and nonsubject peoples. Professeur de sciences politiques à Yale, spécialiste en sociétés agraires, James C. Scott nous emmène dans un voyage multi-disciplinaire. Il passe en revue quelques dizaines de millénaires d'histoire du genre homo pour développer un argumentaire sur la naissance des premiers états. Sa thèse : ce n'est pas le sédentarisme ni l'agriculture qui sont à l'origine de ceux-ci mais les céréales! Les sociétés pré-étatiques n'avaient pas besoin de surplus autre que celui qui servait à faire le joint entre les périodes de plus ou moins grande abondance ou éventuellement à échanger (oui, il n'y a pas besoin de "civilisation" pour faire du commerce). C'est uniquement lorsque qu'il a fallu "financer" des organisations proto-étatiques par une confiscation du surplus (par et pour des élites guerrières ou religieuses) par l'impôt que la culture des céréales s'est intensifiée, et avec elle l'élevage, malgré tous les maux liés à cette évolution (intensification du travail, épidémies, hiérarchisation de la société et violence qui vont avec). Le gros avantage de certaines céréales ? Elles ont un très bon rendement à défaut d'avoir une valeur nutritive élevée, murissent à un moment défini, sont visibles (contrairement aux tubercules et autres racines), se conservent très bien et surtout, sont facilement divisibles. Toutes qualités importantes si l'on veut envoyer des agents pour prélever une taxe. L'illustration par la dîme du quatrième chapitre est très parlante. Non, les premières civilisation mésopotamiennes ou chinoises (et à leurs suite bien d'autres empires) n'étaient pas des phares vers lesquels se précipitaient les chasseurs-cueilleurs ou nomades avides de prospérité et de culture, mais plutôt de grosses machines inefficaces basées sur la contrainte (travail forcé, contrôle de la reproduction - des animaux et des femmes!). Oui, ceux qui pouvaient se soustraire à ce mode de vie le faisaient souvent. Et oui, l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs, surtout ceux qui laissent des traces bien visibles et qui se conservent (l'écriture, les monuments, les canaux d'irrigation, les objets). Le dernier chapitre, sur l'Age d'Or des barbares, et particulièrement éclairant. En un peu plus de 250 pages, impeccablement argumentées, Scott développe une vision un brin provocante mais parfaitement plausible. Vivement une traduction en français! Pour en savoir plus, un article qui commente le livre bien mieux que je ne saurais le faire. https://www.theguardian.com/books/2017/nov/25/against-the-grain-by-james-c-scott-review_________________ |
| | | Petit Faucon Confiance en soie
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Lun 10 Sep 2018 - 16:48 | |
| Merci pour ces 2 compte-rendus, Cat J'avais lu la présentation du livre sur les céréales que tu avais faite dans le topic "que lisez-vous", et c'est effectivement très intéressant. L'autre livre sur les femmes a l'air très bien aussi, j'ai déjà lu un article de cette historienne. Il me semble qu'il existe un topic sur les essais à caractère historique, que j'avais ouvert, et dans lequel nous étions 2 ou 3 à avoir présenté nos lectures, je vais essayer de le retrouver, car le thème est proche de celui-ci |
| | | cat47 Master of Thornfield
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mar 11 Sep 2018 - 12:42 | |
| Merci Petit Faucon. Ce serait cool si on pouvait effectivement retrouver ce sujet et échanger sur ces thèmes. _________________ |
| | | cat47 Master of Thornfield
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mar 2 Oct 2018 - 17:13 | |
| Je suis arrivée au bout de l' Histoire des agricultures du monde, de Robert Mazoyer et Laurence Roudart. J'ai rarement vu un livre d'histoire économique d'une telle clarté et aussi bien argumenté. Après des débuts un peu techniques sur les écosystèmes, la biomasse et les systèmes agricoles, les auteurs nous embarquent dans un long voyage menant de la révolution néolithique aux diverses crises agraires contemporaines en passant par les systèmes agraires hydrauliques de la vallée du Nil, le système inca à sous-systèmes étagés complémentaires, les divers systèmes à jachères puis sans jachère, la mécanisation et la révolution des transports. Ces étapes démontrent comment le travail de l'homme interagit avec son milieu naturel pour produire d'abord de quoi se nourrir, puis, avec le développement d'outils et de techniques de plus en plus sophistiqués, un surplus de plus en plus important. Cette plus-value permet d'entretenir dans des "non productifs" (armées, prêtres, dirigeants et leur dépenses de prestige) mais est vite limitée par les atteintes portées à l'environnement ainsi que par la faiblesse des rendements. C'est le système des empires, qui ne peuvent s'agrandir et se maintenir que par le pillage et l'asservissement de leurs voisins. Seule la première révolution agricole des Temps modernes, supprimant la jachère, permettra en doublant les rendements, de sortir des cycles anciens. L'essor démographique qui accompagne toujours une amélioration des rendements sera cette fois accompagné d'un essor urbain, commercial et surtout industriel, qui sera à son tour une condition du développement agricole, par les débouchés qu'il offre et les nouvelles améliorations que permet cette industrie naissante. Est enclenché une sorte de cercle vertueux qui va s'emballer jusqu'à créer la première crise mondiale de surproduction agricole et les déséquilibres qui existent encore au niveau mondial. Ce livre est une excellente introduction à l'économie. Il aborde les notions de systèmes, de valeur, de prix, de rendement et de production d'une manière très pédagogique. Il nous montre également l'importance des conditions sociales et juridiques, ainsi que des politiques agricoles, pour qu'un système fonctionne efficacement. Et il n'oublie pas d'aborder les crises, agraires ou générales, et propose des solutions qui semblent pleines de bon sens et permettraient d'accélérer l'éradication de la pauvreté dans le monde. Bref, j'ai beaucoup aimé, au cas où cela ne serait pas clair. _________________ |
| | | Petit Faucon Confiance en soie
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Jeu 4 Oct 2018 - 13:08 | |
| Ce livre a l'air tout à fait passionnant ! je le note et je vais me le procurer à la médiathèque . |
| | | cat47 Master of Thornfield
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Ven 12 Avr 2019 - 19:20 | |
| Encore un pavé sur l'histoire économique, mais cette fois c'est vraiment très lambtonien puisqu'il s'agit de The Enlightened Economy, Britain and the Industrial Revolution 1700-1850. Alors voilà, je l'ai trouvé super intéressant, avec juste un bémol pour le style indigeste. C'est vraiment une somme sur le sujet, je n'ai pas tout retenu mais je vais m'y référer souvent, c'est sûr. Surtout si la BBC se décide enfin à nous sortir une adaptation de Mary Barton. Joel Mokyr dresse dans ce livre un tableau complet et rigoureusement documenté de la Grande-Bretagne durant la première révolution industrielle. Puisqu’il faut bien décider de limites temporelles, il s’en tient à une période d’un siècle et demi, allant de 1700 à 1850. On pourra s’étonner d’une date aussi précoce pour le début du processus mais l’auteur le situe dans le contexte général du siècle des Lumières et dans la continuité de la révolution scientifique des deux siècles précédents. Bien loin d’une véritable révolution, assimilable à un choc rapide et violent, c’est bien plutôt d’une véritable distillation des idées nouvelles des Lumières, dont il s’agit là, et ceci dans une société britannique dont les institutions ont-elles-mêmes ont évolué rapidement au siècle précédent. Les idées des Lumières se répandent dans l’Europe entière (dans les îles britanniques, elles prennent un éclat particulier en Ecosse avec David Hume et Adam Smith), alors pourquoi le décollage se fait-il d’abord en Angleterre ? Des ressources abondantes en charbon et en minerais, une « classe moyenne » déjà bien constituée, des artisans et des commerçants habiles, une dissémination du « savoir utile » facilitée par des associations et clubs privés ainsi que les institutions mentionnées plus haut (importance du Parlement, dont les prérogatives avaient été affirmées par la Bill of Rights de 1689), mais également souplesse et adaptabilité des institutions locales, ou même le fameux pragmatisme anglais, expliquent sans doute le passage d’une économie traditionnelle, très peu différente des conditions qui régnaient dans l’antiquité ou au Moyen-Age, à une économie de croissance, axée sur l’innovation et sur le progrès. Mokyr pense que la position de la Grande-Bretagne en tant que « premier de cordée » n’était pas écrite dans le marbre mais qu’elle a bénéficié de plusieurs hasards heureux et qu’elle avait, ou plutôt que ses artisans et ingénieurs avaient non pas le génie de l’invention mais la main heureuse dans l’application de connaissances théoriques souvent venues d’ailleurs. Elle a donc pleinement profité de la circulation des idées et du vent de libéralisation qui soufflait sur l’Europe. Si on ne peut pas parler vraiment de Révolution, c’est que non seulement cette première industrialisation s’est faite assez lentement, mais aussi qu’elle est loin d’avoir touché tous les secteurs de l’économie. Au milieu du XIXe siècle, peu de secteurs avaient été réellement bouleversés par la mécanisation (principalement le textile et la métallurgie). L’agriculture représentait encore le plus gros de l’activité et l’artisanat traditionnel était loin d’avoir dit son dernier mot. En secouant l’étau du mercantilisme, avec ses monopoles et ses privilèges, et donc son économie de rentes, les entrepreneurs ont mis en marche un processus qui ne devait plus s’arrêter, s’accélérant au cours du XIXe siècle avec des infrastructures toujours plus efficaces et une accélération des progrès scientifiques. La machine à vapeur a modifié d’abord le fonctionnement des mines alors que la mécanisation avait déjà touché le textile, dans le cadre de l’"industrie domestique" ou industrie à façon ("cottage industry", filage et tissage faits à la maison dans le cadre d'une économie de type familial, avec le père de famille comme entrepreneur et chef). L’union de ces deux forces (vapeur et mécanisation) va contribuer au développement de l'industrialisation, qui ne va s’étendre à d’autres domaines que très progressivement. L’idéologie des Lumières a en quelque sorte libéré les esprits et permis le déclenchement de synergies entre évolutions techniques, institutionnelles et sociales. Il faut noter que l’importance de la transmission informelle des savoirs entre les diverses couches de la société (scientifiques, entrepreneurs, ingénieurs, artisans, ouvriers spécialisés), souvent du fait de réseaux informels et non par la volonté d’un gouvernement, plus occupé à faire la guerre (et donc à lever des impôts) qu’à diriger l’économie. Mokyr dédie des chapitres intéressants à la démographie ainsi qu’à la famille et aux femmes. Il montre quel rôle le travail des femmes et des enfants a joué pour les premières grandes manufactures et tire des conclusions non manichéennes sur le sort qui leur a été réservé avant et pendant la Révolution industrielle. Il nous incite à éviter toute généralisation hâtive, en économie comme dans d’autres domaines des sciences humaines. Il parle également des inégalités et de la manière dont les différentes couches de la société ont été impactées. Là encore, il raconte une histoire tout en contrastes et des progrès rarement spectaculaires mais ayant touché la plus grande partie de la population. Par exemple, les sous-vêtements, ou les ustensiles de cuisine, qui par la magie de la production en masse, sont devenus abordables pour le plus grand nombre. Il ne cache cependant pas le fait que c’est principalement la classe moyenne qui a vu son niveau de vie et ses perspectives s’améliorer, les plus pauvres ne profitant de l’amélioration générale des conditions de vie qu’à la marge et de manière indirecte (meilleure hygiène, déplacements facilités, qualité des approvisionnements en nourriture améliorée). Les anciens privilégiés, quant à eux, propriétaires terriens et heureux bénéficiaires de monopoles, ont vu décliner leurs rentes mais sont restés bien placés pour participer à la montée en force du capital qui allait suivre. Voilà une lecture très enrichissante pour qui souhaite avoir une vue d’ensemble du contexte économique de cette époque. Hautement recommandable en particulier pour quiconque apprécie les romans anglais de l’époque. Il faut avoir cependant avoir une bonne maîtrise du contexte historique et des connaissances de base en économie pour profiter pleinement de cette lecture. _________________
Dernière édition par cat47 le Mer 25 Sep 2019 - 18:02, édité 3 fois |
| | | Petit Faucon Confiance en soie
Nombre de messages : 12005 Age : 59 Date d'inscription : 26/12/2011
| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Lun 15 Avr 2019 - 8:49 | |
| Bien que ce ne soit pas la période historique qui m'intéresse le plus, je dois dire que ton commentaire donne envie de lire le livre, d'autant qu'il éclaire la toile de fond économique et sociale de pas mal de livres, je pense à Shirley, à Vanity Fair et Barry Lyndon par exemple. |
| | | cat47 Master of Thornfield
Nombre de messages : 24251 Age : 67 Localisation : Entre Salève et Léman Date d'inscription : 28/01/2006
| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mar 14 Mai 2019 - 14:41 | |
| Oui, Petit Faucon, c'est exactement cela, ce genre de livre est une vraie mine d'or pour mieux comprendre le contexte de nombreux romans lambtoniens. Je continue dans la même veine, mais beaucoup plus ambitieux, par l'ampleur géographique de l'étude. Avec Richesses et Pauvreté des nations, David S. Landes ne nous promet rien moins qu'une histoire économique globale. L'auteur est un spécialiste américain de l'histoire économique européenne, décédé en 2013. Il a été professeur d'histoire à Harvard ainsi qu'à l'université George Washington. Ses écrits portent principalement sur l'histoire des techniques, avec un accent particulier sur l'horlogerie. Avec Richesses et Pauvreté des nations, il s'avance sur un terrain miné car comme le laisse entendre le titre, il essaie de comprendre pourquoi certains systèmes ont mieux "réussi" que d’autre du point de vue matériel (je mets "réussi" entre guillemets car à l'heure où les théories de la décroissance connaissent de plus en plus de succès, l'augmentation des richesses ne fait pas l'unanimité en tant que marqueur de la réussite d'une société). Il en vient donc nécessairement à aborder des thèmes tels que le développement du capitalisme, les inventions et le développement de la science, les divers empires commerciaux et coloniaux, sujets qui ont alimenté suffisamment de controverses pour qu'on puisse s'attendre à quelques précautions sémantiques chez un auteur écrivant à la fin de XXème siècle. Eh bien non, Landes ne prend pas de gants. Il se laisse même parfois aller à un brin de condescendance, du haut de la réussite matérielle des Etats-Unis et des pays occidentaux en général. Après tout, il a écrit ce livre en 1998, 9 ans après la chute du Mur et 6 ans après La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, de Francis Fukuyama, qui affirmait sans complexe le triomphe de la démocratie libérale sur les "idéologies". On peut bien sûr faire à Landes des reproches d'eurocentrisme mais après tout, l'économie européenne est sa spécialité, et pour tout le reste, il doit s'appuyer sur les études et compétences de biens d'autres historiens. Pourtant, en y regardant de plus près, on se rend compte que chacun en prend pour son grade, aussi bien dans les louanges que dans la condamnation. Le mépris et la brutalité des Européens envers les peuples indigènes du Nouveau Monde, l'arrogance et l'aveuglement des Anglais en Inde, la suffisance des Espagnols languissamment appuyés sur les mines américaines et se permettant de mépriser les commerçants italiens, portugais ou bataves, la complaisance de l'Eglise catholique et de ses ouailles avec l'esclavage, le dédain des Républiques italiennes (en particulier Venise, mais aussi Gêne) pour tout ce qui n'était pas la Méditerranée, les ambitions globales des grandes puissances européennes à la fin du XIX qui se sont réglées dans les tragédie que nous connaissons (en même temps que les ambitions coloniales japonaises, d'ailleurs). Tout cela fait un pendant de poids à l'immobilisme de l'Empire chinois après l'avènement des Ming ou à celui des Ottomans à partir du XVIème siècle, de même qu'à la tyrannie de nombreux régimes répartie dans le temps et l'espace. Pour expliquer la réussite européenne, puis américaine, il faut bien pourtant réfléchir sur des facteurs possibles de différentiation. Landes commence donc par parler des facteurs purement géographiques (climats, hydrographie, sols et topographie plus ou moins favorables à l'agriculture ou au contraire à la présence d'éléments pathogènes ou absence d’eau rendant la survie humaine plus difficile). Deux exemples : des Européens qui se développent bien plus tard que l'Egypte ou la Mésopotamie, à cause de la présence de... forêts (il a fallu attendre de disposer d'outils tranchants en fer pour déboiser les plaines fertiles du Nord des Alpes), ou le développement précoce de la Chine, démarré dans les fertiles plaines de loess du Fleuve jaune et du Hiang-Tsé et poursuivi grâce à des techniques agricoles perfectionnées durant des centaines d’années, permettant de nourrir une population abondante, qui elle-même fournit les bras nécessaires à un système agricole particulièrement intensif en main-d'oeuvre. Grâce à ses institutions et son administration sophistiquées, nécessaires pour réguler et superviser une gestion de l'eau répartie sur un immense territoire, la Chine est, vers la fin du Moyen-Age, bien plus riche que le reste du monde. Elle est est à l’origine de nombreux progrès techniques (fonte, imprimerie, papier, monnaie, poudre à canon, boussole, porcelaine, et même certaines machines), dont certaines seront utilisées plus tard pour affermir la suprématie de l'Europe sur les mers et sur le monde. Elle réunit toutes les conditions pour réussir mieux que l'Europe et pourtant elle se fige, après avoir été pourtant capable d’envoyer le grand amiral Zheng He jusqu’à La Mecque, Ormuz et Mombasa, en passant par Java, Sumatra, le golfe du Bengale, Ceylan, et les Maldives. Pour la suite, Landes n’exclut pas une part de chance pour les Européens mais liste certains facteurs liés à la culture qui paraissent convaincants. Difficile d’entrer dans les détails, car les facteurs explicatifs sont nombreux et illustrés par une description souvent détaillée des erreurs ou réussites des divers systèmes. Des passages très intéressants sont consacrés à l’Amérique du Sud et au Japon, ainsi qu’au monde musulman. Et c’est là qu’on en arrive à une approche parfois politiquement incorrecte, avec une orientation parfaitement assumée en faveur du libre marché. Au vu des nombreuses données et faits rassemblés dans les sources, on ne saurait pourtant en vouloir à l’auteur : les faits sont têtus. Si on considère l’histoire économique comme une sorte de laboratoire géant des théories et hypothèses de la science économique (avec cependant une contrainte évidente : toutes choses ne sont jamais égales par ailleurs), les conclusions sont étayées. Landes montre indirectement, mais assez habilement, que la diversité sous toutes ses formes est une ressource. Une nation bénéficie de la diversité et de ses autres ressources en matière de développement économique et humain à condition de forger un consensus autour de valeurs communes : liberté économique et politique ; propriété privée et état de droit ; société ouverte ; importance accordée à l’éducation, à la formation et au mérite, et finalement, esprit d'entreprise. Je suis déjà repartie sur des chemins identiques, mais avec un angle un peu différent, avec A Farewell to Alms, A Brief Economic History of the World, de Gregory Clark. Je suis en plein décorticage d'une vision de l'économie dite traditionnelle (celle d'avant la Révolution industrielle) en tant que système malthusien. Je trouve ça passionnant mais je ne suis pas sûre d'en rendre compte ici, car c'est une passion pas évidente à partager. Mais bon, le monsieur parle quand même à diverses reprises de Jane Austen, je ne suis donc pas complètement hors sujet. _________________ |
| | | MissAcacia DerbyCheshire Cat
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mer 15 Mai 2019 - 20:06 | |
| - cat47 a écrit:
- Encore un pavé sur l'histoire économique, mais cette fois c'est vraiment très lambtonien puisqu'il s'agit de The Enlightened Economy, Britain and the Industrial Revolution 1700-1850.
Une façon de prolonger le plaisir, dans un style sans doute plus digeste, est de lire l'ouvrage de François Bédarida, La Société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours (1851-1975). C'est plus une histoire sociale, même si l'économie y tient une place importante. J'ai lu cet ouvrage il y a quelques années avec beaucoup d'intérêt. - Editeur (Seuil) a écrit:
- La société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours «On peut ne pas aimer les Anglais, il est impossible de ne pas les estimer», disait Lamartine. N'est-ce point là une des raisons de la perplexité souvent éprouvée par les Français devant l'histoire contrastée de leurs voisins : une histoire proche, apparemment connue, et pourtant combien difficile à déchiffrer ! Une histoire riche en faux-semblants et en paradoxes déroutants, obscurcie de surcroît par d'innombrables stéréotypes entretenus avec complaisance de part et d'autre.
C'est donc à dépeindre les Anglais tels qu'ils sont que s'attache ce livre. Pour ce faire, il s'efforce de démêler les fils complexes de l'évolution sociale de l'Angleterre depuis les temps prospères et orgueilleux du victorianisme triomphant jusqu'aux secousses et aux interrogations du présent. Deux compte-rendus de lecture : en 1976 dans la revue d'histoire moderne et contemporaine et en 1996 dans les Annales d'histoires et sciences sociales à l'occasion d'une réédition |
| | | Petit Faucon Confiance en soie
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Ven 24 Mai 2019 - 17:13 | |
| Merci pour ce long et très argumenté compte-rendu, cat . Effectivement les explications que tu donnes sur les données géographiques (territoires d'Europe recouverts de forêts vs Moyen-Orient et Extrême-Orient ayant connu un développement très ancien) sont très intéressantes ; je pense que ce qui a fait que l'Europe a pris l'avantage à la Renaissance, c'est l'expansion dans des colonies, le pillage des territoires des indigènes, et l'esclavage qui en a résulté (le commerce triangulaire) ; je pense que c'est une prospérité qui a le goût du sang quand même. J'avoue que je manque de temps mais ce genre d'ouvrage est très intéressant, car il remet en perspective nos connaissance et donne un éclairage nouveau sur l'actualité, voire l'avenir. |
| | | cat47 Master of Thornfield
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| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mar 28 Mai 2019 - 17:07 | |
| - Petit Faucon a écrit:
- je pense que ce qui a fait que l'Europe a pris l'avantage à la Renaissance, c'est l'expansion dans des colonies, le pillage des territoires des indigènes, et l'esclavage qui en a résulté (le commerce triangulaire) ; je pense que c'est une prospérité qui a le goût du sang quand même.
C'est l'explication qui a longtemps été donnée, surtout à partir des années 1960, quand la décolonisation était à l'ordre du jour un peu partout. Mais en fait, du point de vue économique, cela ne tient pas. En effet, le pillage des ressources des territoires envahis a plutôt porté préjudice aux pays qui s'en sont tenus à la seule exploitation des richesses minières, en particulier à l'Espagne. En effet, au lieu de développer le commerce (comme les Italiens dans la Méditerranée, puis les Portugais et les Hollandais avec leurs comptoirs autour de l'Afrique, en Indes et en Asie du Sud-Est), les Espagnols ont dilapidé l'or et l'argent des Amériques pour acheter des biens et services (mercenaires, par exemple) hors de leurs territoires. Leur prospérité a donc été toute relative, et peu durable. Dès le début de XVIIIe siècle, l'Espagne était une puissance de second rang, qui s'est eu à peu enfoncée dans l'isolement. Quant à l'esclavage, je crois que c'est Max Weber, déjà au début du XXe siècle, et après lui bien d'autres auteurs, qui ont démontré qu'on ne pouvait pas pas construire une société prospère basée sur la contrainte. La Grèce, Rome, l'Empire russe, le Etats confédérés du Sud, sont quelques-uns des exemples que l'on peut citer pour démontrer l'absence de lien entre société esclavagiste et développement économique. Le commerce triangulaire a enrichi quelques armateurs anglais et français, mais il n'a joué aucun rôle dans le démarrage de la Révolution industrielle. Et si on regarde ce qui s'est passé pour les colonisateurs qui sont partis sur un modèle esclavagiste, dans un système que l'on appelle "économie de plantation" (Anglais, Français et Hollandais dans les Caraïbes, en Guyane et dans le Sud des Etats-Unis, et dans une moindre mesure Portugais au Brésil et Espagnol à Cuba), on voit aussi très bien que ce modèle, basé sur du profit à court terme et sur des modèles de monoculture, avec peu ou pas de concurrence, d'immenses inégalités et aucune liberté, n'était pas viable bien longtemps. Adam Smith en parle très bien dans La Richesse des Nations, oeuvre écrite en 1775 et qui faisait preuve d'une belle lucidité sur le sujet. _________________ |
| | | cat47 Master of Thornfield
Nombre de messages : 24251 Age : 67 Localisation : Entre Salève et Léman Date d'inscription : 28/01/2006
| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mar 4 Juin 2019 - 15:57 | |
| France Culture parle de Against the Grain et de son auteur James C. Scott (paru en français en janvier dernier sous le titre de Homo domesticus aux éditions de La Découverte) . Mon commentaire est au début de ce sujet. _________________ |
| | | cat47 Master of Thornfield
Nombre de messages : 24251 Age : 67 Localisation : Entre Salève et Léman Date d'inscription : 28/01/2006
| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mar 11 Juin 2019 - 16:46 | |
| - cat47 a écrit:
- Je suis déjà repartie sur des chemins identiques, mais avec un angle un peu différent, avec A Farewell to Alms, A Brief Economic History of the World, de Gregory Clark. Je suis en plein décorticage d'une vision de l'économie dite traditionnelle (celle d'avant la Révolution industrielle) en tant que système malthusien. Je trouve ça passionnant mais je ne suis pas sûre d'en rendre compte ici, car c'est une passion pas évidente à partager.
Mais bon, le monsieur parle quand même à diverses reprises de Jane Austen, je ne suis donc pas complètement hors sujet. J'ai terminé A Farewell to Alms. Malgré les innombrables données numériques, tableaux et graphiques, je reste sur ma faim. La description des économies traditionnelles en tant que systèmes malthusiens est d'une logique impeccable mais par la suite, ça se gâte dans l'analyse des causes de la Révolution industrielle et dans l'explication de la Grand divergence (l'écart entre les pays riches et les autres). Après avoir écarté toutes les thèses d'une manière assez cavalière, l'auteur se lance dans une sorte d'apologie de soit-disant valeurs bourgeoises qui auraient été concentrées en Angleterre par le fait que les enfants des classes les plus riches survivaient en plus grand nombre et que, en dégringolant l'échelle sociale, ils transmettaient leurs valeurs à leur descendants, les répandant ainsi dans l'ensemble de la société. Un peu adepte du picorage en fonction de ses besoins, Gregory Clark a perdu toute crédibilité à mes yeux en n'ayant pas une vue d''ensemble et en choisissant ses statistiques et ses exemples (y compris dans la littérature) en fonction de ses propres objectifs. Un peu écoeurant. _________________ |
| | | Petit Faucon Confiance en soie
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| | | | cat47 Master of Thornfield
Nombre de messages : 24251 Age : 67 Localisation : Entre Salève et Léman Date d'inscription : 28/01/2006
| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Mer 25 Sep 2019 - 18:31 | |
| Mais c'est un plaisir, Petit Faucon. Je suis très contente de pouvoir partager ma passion de l'histoire économique. A la base une discipline pas très sexy, mais tout lecteur de Jane Austen ou d'Elizabeth Gaskell qui se respecte se doit de s'y intéresser au moins un peu. Voici quelques impressions un peu plus légères sur un livre que j'ai beaucoup aimé, Fifty Things That Made the Modern Economy, de Tim Harford. Je suis tombée sur cet auteur il y a quelques années déjà, en lisant The Undercover Economist, paru en français sous le titre L'Economie est un jeu d'enfant, dans le quel j'avais trouvé, entre autres, la meilleure explication de la théorie de la rente foncière de Ricardo que j'aie jamais lue (illustrée par le prix d'un café au Starbucks) ou un excellent développment sur la crise des subprimes. Tim Harford est journaliste, il publie une colonne régulière dans le Financial Times, et il est l'auteur de plusieurs bouquins de vulgarisation économique écrits d'un style alerte et plein d'humour. Il a aussi présenté plusieurs documentaires sur l'économie à la télévision, par exemple la série de la BBC Trust me, I'm an economist, en 2007. Depuis quelques années, il donne également des cours au Nuttfield College, à Oxford, où il vit. 50 Things... se présente sous la forme d'un parcours didactique dans une sorte de musée des inventions qui ont chamboulé l'économie mondiale. Vous pensez immédiatement à la roue, à la machine à vapeur ou à l'électricité ? Eh bien Tim Harford préfère vous faire découvrir comment le gramophone, le radar ou l'ascenseur, parmi d'autres, ont permis de révolutionner nos modes de production de biens et services. Anecdotes inédites et descriptions cocasses nous initient aux mystères de la monnaie et aux arcanes de la société à responsabilité limitée. C'est un vrai plaisir de se promener auprès de scientifiques maudits, d'éleveurs astucieux, d'ingénieurs pas toujours honnêtes ou d'entrepreneurs plus ou moins médiocres, tout en découvrant l'importance économique des brevets, des batteries ou du... béton. A recommander pour tout amateur d'histoire économique aimant sortir des sentiers battus. Tous les chapitres du livre, après avoir fait l'objet d'une série radio, sont disponible en podcast, disponibles sur BBC World Service. Et depuis mars 2019, une deuxième série, qui en est à son 26ème épisode, est en ligne. Un futur livre en puissance, j'espère. https://en.wikipedia.org/wiki/50_Things_That_Made_the_Modern_Economy_________________ |
| | | Petit Faucon Confiance en soie
Nombre de messages : 12005 Age : 59 Date d'inscription : 26/12/2011
| Sujet: Re: Histoire économique et sociale Jeu 3 Oct 2019 - 15:17 | |
| Merci cat pour ces commentaires, qui alimentent notre réflexion sur l'économie de notre monde. J'ai regardé en particulier le livre sur Les 50 inventions qui ont changé le monde, car apparemment il a été publié en français aussi ... A l'occasion je le lirai parce que comme tu l'as dit il est à la fois agréable à lire et instructif, de la bonne vulgarisation. Je pense à cela car je lis Middlemarch de George Eliot, et il y a un passage où des paysans bastonnent les arpenteurs de la ligne de chemin de fer en cours de déploiement, et il y a un petit aparté philosophique sur les bienfaits/méfaits qu'apportent les progrès technologiques dans la vie du "petit peuple" ... |
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