Eh bien je confesse que je n'ai pas résisté longtemps à la tentation, puisque je l'ai acheté deux jours après avoir posté sur ce topic (
) et je l'ai fini mercredi. Je peux dire à présent que c'est un très bon ouvrage et l'essentiel est bien là.
Le style est plus concis que la précédente biographie que j'avais lue (
Le Secret des Brontë), absolument pas romanesque, et c'est le seul petit défaut que j'ai trouvé à l'ouvrage. Je n'ai donc pas été envoûtée car la biographie poursuit un but purement informatif, mais le ton n'est pas pour autant aride.
Au vu de la taille du livre, l'auteur doit évidemment faire des choix et ne peut pas trop s'attarder sur ce qui n'est pas essentiel, mais ces choix sont judicieux et justifiés. Par exemple, s'il aborde bien les
Juvenilia et les jeux des enfants Brontë avec des soldats de bois, ainsi que leur influence sur leurs œuvres et leurs vies, il ne peut se permettre d'entrer en détail dans le contenu de ces jeux et chroniques, mais ce n'est pas du tout gênant et c'est même mieux pour un lecteur néophyte dans cet univers.
Le travail de l'auteur est admirable, et moi qui pensais ne pas trouver grand-chose de neuf sur les Brontë ai été bien détrompée. La petite taille du livre ne l'empêche pas d'être fort instructif, même pour qui connaît déjà le sujet.
J'ai aimé avoir plus de détails sur Ellen Nussey, la grande amie de Charlotte. On apprend qu'elle venait d'une famille très aisée, riche même, avec un domaine, respectable et pieuse. Une véritable bonne famille anglaise de notables. La foi et le respect des convenances irréprochables dont elle fait preuve poussent Charlotte à la considérer comme un vrai modèle inaccessible sur ces sujets-là, et elles seront en compétition le restant de leur vie. D'ailleurs, lorsque Charlotte accepte d'entretenir une correspondance avec Nicholls alors qu'ils ne sont même pas fiancés, Ellen se brouille avec son amie en lui recommandant d'accepter sa situation de vieille fille. Or c'est plutôt la jalousie que la morale qui parle ici, car la même Ellen espérait encore quelques mois plus tôt recevoir elle-même une demande en mariage. C'est un aspect de leurs relations dont je n'avais aucune conscience jusque-là, mais qui me semble parfaitement crédible, plus qu'une amitié pure et sans tache qui les aurait unies sans désaccord toute leur vie durant. Et je trouve que c'est un aspect des plus intéressants et vivants dans la vie des grands auteurs : savoir que malgré leur génie, ils restent humains avec tout ce que cela suppose de trivial et de moins noble. On évite le côté inaccessible et figé de leurs représentations.
Ellen était également riche, contrairement à Charlotte, et la perspective de rester vieille fille n'était donc pas aussi pénible pour elle. À ce propos, une réflexion : en lisant diverses sources sur la vie des Brontë et de Jane Austen, j'ai la forte impression que dans l'entourage de cette dernière être vieille fille était un véritable désastre, tandis qu'en ce qui concerne les Brontë, c'était pénible mais non pas tragique. Est-ce qu'un élément extérieur l'explique, comme l'époque ou les fréquentations sociales, ou s'agit-il d'une question de personnalité ?
Pour en revenir aux relations amicales de Charlotte, j'aime beaucoup la réflexion qu'a l'auteur à propos d'Ellen et Martha. Ellen était calme, responsable, sûre d'elle et de sa place dans la société et sûre de sa respectabilité, tout ce que Charlotte aurait voulu être. Martha, elle, était plus passionnée et intelligente, mais plus désordonnée et parfois trop sincère, elle aurait plus ressemblé à Charlotte. Les deux amies ont donc joué un rôle différent auprès de l'autrice, et j'ai le sentiment qu'on retrouve cette dualité au cœur du personnage de Jane Eyre : ce mélange si particulier entre sa piété, sa sévérité et son strict respect des conventions, et son ardente passion pour la vie, sa soif de découvertes.
À propos des parallèles avec l'œuvre majeure de Charlotte qu'est
Jane Eyre, le biographe appuie sur quelques éléments de son livre, notamment la première demande en mariage que reçoit Charlotte de la part du frère d'Ellen, pasteur. Ce dernier lui fait une demande qui ressemble plus à une offre de partenariat, car il lui propose d'ouvrir une école dans leur future maison. Un lien peut être fait avec la demande de Saint-John Rivers, qui ne veut épouser Jane que parce qu'elle lui semble la partenaire idéale pour accomplir une mission.
Lors de l'avant-propos aussi, l'auteur compare une scène de Jane Eyre avec la vie des Brontë : c'est celle où Jane errant dans la lande agonisante, elle regarde par la fenêtre d'une maison pour y voir ses cousines en train de lire pendant qu'une vieille servante leur tient compagnie. Ces deux sœurs peuvent être interprétées comme étant les siennes, occupant leurs soirée avec un livre, tandis que la vieille Tabitha veille sur elle. L'horloge même évoque celle qui se trouve dans l'escalier du presbytère à Haworth, et en parlant de Haworth, le lieu semble également y ressembler, ainsi entouré de landes. Jane elle-même se trouve donc être le double fictionnel de Charlotte. Je dois avouer que ce parallèle m'a paru convaincant et m'a séduite.
L'auteur ne s'attarde pas énormément sur les relations entre les sœurs, mais ce qu'il en dit est intéressant et résume assez bien la situation, d'après tout ce que j'ai pu lire sur le sujet. Les trois forment un triangle dans lequel Charlotte admire Emily, laquelle aime Anne, qui elle-même admire Charlotte. C'est bien sûr grossièrement résumé, mais il est vrai que Charlotte semblait ne pas éprouver d'admiration excessive (pour ne pas dire pas du tout) pour Anne, alors que cette dernière était très proche d'Emily avec qui elle formait un duo depuis qu'elles avaient fait sécession de Glass Town pour fonder leur propre univers.
Ohl évoque également la scission progressive qui se fait entre Charlotte et son frère alors qu'ils chroniquaient un univers imaginaire ensemble. Si cela commence par un léger rafraîchissement de leurs relations, ça ne fait qu'empirer au fur et à mesure du délabrement, du laisser-aller et de l'égoïsme qu'affiche Branwell en ne se souciant pas des ennuis qu'il cause à sa famille entière lorsqu'il se plonge totalement dans l'alcool et la drogue. Charlotte le désapprouve à tel point qu'elle ne se soucie que peu de lui et compatit peu à sa situation.
En ce qui concerne ce dernier, il y a là aussi des choses très intéressantes à étudier. Il est ici présenté sous un jour différent de sa légende si sombre et sulfureuse. Pas que l'auteur réfute totalement cela, mais il tient à relativiser les choses : Branwell aurait été cyclothymique, nerveux et sensible, mais il n'aurait pas été cet artiste inexorablement torturé comme on l'a représenté tant de fois. Il n'a pas été envoyé en pension à cause de la trop dure discipline qui y régnait mais Ohl estime qu'il s'agit de la pire erreur de son père : il lui aurait trop épargné le contact rugueux avec le réel, et l'aurait bien trop gâté et conforté dans son sentiment qu'il était destiné à devenir un grand artiste.
Pour ce qui est de son voyage à Londres, lorsque Branwell était censé intégrer l'Académie royale de peinture, la tradition veut qu'il ait sombré dans la débauche à ce moment mais rien n'est certain, car aucune trace sérieuse d'une intention d'entrer dans cette académie n'a été retrouvée, seulement un brouillon de lettre. Il se peut donc qu'il n'y ait en réalité jamais eu d'affaire. D'ailleurs Branwell ne s'est jamais torturé à propos de la peinture, il a certes tenté d'en vivre mais il était loin de s'y être investi autant que dans Angria. Chose assez pitoyable, il se projette totalement dans un avatar sulfureux, irrésistible et provocateur, tout ce que lui-même n'est pas ou n'ose pas être.
Son premier poste de précepteur (avant les Robinson) se termine de manière assez abrupte, il a probablement été renvoyé mais il n'existe aucune raison certaine à ce départ. Il pourrait s'agir de l'existence d'un enfant naturel, mort en bas âge, mais cela pourrait aussi bien n'être qu'une rodomontade.
L'auteur reproche à Daphne du Maurier, dans sa célèbre biographie sur Branwell, de retenir tout ce qui va dans son sens (la déchéance inéluctable de ce dernier) et d'écarter le reste. Elle aurait écrit sa biographie comme un roman, en préparant le terrain pour la déchéance en appuyant un peu trop sur des détails pas si importants.
Est abordée aussi la question de l'influence de Branwell sur les œuvres de ses sœurs. Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet et si je peux voir une ressemblance avec Hindley Earnshaw et avec Arthur Huntington, je ne suis en revanche pas du tout de l'avis de l'auteur lorsqu'il évoque Rochester. Je ne vois absolument pas ce qui les rapproche, d'autant que ce qui est reproché à ce dernier à propos de sa vie de dissipations n'est pas un abus d'alcool et de drogue (comme aux deux précédents et à Branwell), mais plutôt ses conquêtes féminines et sa vie en concubinage avec ces dernières. Certains vont en revanche plus loin concernant cette influence, ainsi un ami de Branwell déclare que les
Hauts de Hurlevent n'a pas pu être écrit par une jeune fille comme Emily (sous-entendu : qui n'a "rien" vécu). Il s'appuie pour cela sur les dires d'un compagnon de taverne, selon lequel le jeune homme lui aurait lu des fragments écrits de sa main qui se retrouvent dans le roman. Mais en supposant que cela soit vrai, il oublie de prendre un élément important en compte : c'est la dimension collective de l'œuvre des Brontë. Ils ont écrit ensemble et se sont inspirés les uns les autres depuis petits, s'empruntant un personnage, un incipit, un décor... En revanche ce qui est certain, c'est que Branwell n'aurait jamais pu composer un roman aussi abouti, complexe et mûri.
Un petit détail qui n'a rien à voir que m'a appris cette biographie, c'est que Branwell était franc-maçon. Il était entré dans cette confrérie dans le but de se faire des relations en vue d'un tour d'Europe, chose qu'il n'a finalement pas faite mais c'est une anecdote que je n'avais jamais entendue nulle part.
L'auteur apporte aussi quelques réflexions sur le lieu de vie de la fratrie. De manière pragmatique, Haworth n'était pas aussi isolé que le disait Elizabeth Gaskell dans sa biographie, la description est certes fidèle, mais le village abritait un certain nombre d'habitants, dont des médecins, des épiciers et des bouchers, et, de plus, il ne se trouvait qu'à une petite distance de villes plus importantes quant à elles reliées au réseau ferroviaire, ou abritant elles-mêmes des manufactures.
D'un point de vue plus symbolique, Ohl souligne le caractère frontalier du presbytère : d'un côté il donnait accès au village et à ses tâches quotidiennes, prosaïques, et de l'autre, il offrait un passage vers la lande, et donc l'évasion et le rêve. C'est une image très poétique et que je trouve parfaitement pertinente en ce qui concerne la vie et l'œuvre des Brontë.
Selon lui également, le drame de la première pension des filles Brontë aurait en quelque sorte sanctuarisé le presbytère : il aurait ainsi représenté un refuge contre l'extérieur, ce qui aurait expliqué les peines des enfants à le quitter, même une fois adultes.
La biographie appuie particulièrement sur la psyché de Charlotte, tant en ce qui concerne la religion, que la morale ou l'amour.
Charlotte réprouve particulièrement le calvinisme, cette doctrine religieuse selon laquelle chaque être est déjà prédestiné au moment de sa naissance à l'enfer ou au paradis. Cette croyance l'effraie particulièrement, et lorsqu'Anne tombe malade au pensionnat de Roe Head, elle recherche expressément un autre pasteur pour venir au chevet de sa sœur, et ce dernier a d'ailleurs l'impression de discerner chez elle une crise spirituelle. Par ailleurs tous les enfants Brontë ont un rapport particulier à la religion : Anne est particulièrement pieuse et Branwell et Charlotte sont terrifiés face à la mort, seule Emily garde une certaine impassibilité mais son rapport à la religion est un peu spécial.
À propos des questions morales, l'auteur fait bien de soulever un point qui m'a toujours interpellée, il s'agit, si je puis dire, de l'immoralité des
Juvenilia. Dans une société aussi rigide et corsetée, avec un père pasteur et une tante fervente méthodiste, j'ai toujours trouvé incroyable les amours byroniennes des chroniques qu'ils écrivaient. Violences, guerres, trahisons, adultères, maîtresses, concubinages... Tout cela forme un contraste frappant avec ce que devait être leur moralité. Il a été suggéré que cela pourrait justement être un antidote à la piété forcée et à la chaste normalité du presbytère, mais apparemment leur père et leur tante n'auraient pas été si rigoureux et dévots que cela. Avec le temps, Charlotte se torture à propos des contradictions entre son œuvre et les valeurs morales qu'on lui a inculquées, elle culpabilise et se flagelle dans des lettres adressées à Ellen où elle se traite elle-même de "vile créature", déprime. Ne pouvant plus continuer ainsi, elle prend une décision très difficile et tire un trait sur cet aspect de sa vie. Le sacrifice est considérable, d'autant que c'est ce qui l'aidait à tenir le coup lorsqu'elle se trouvait loin de son foyer, mais la morale victorienne est la plus forte. Néanmoins cet aspect presque érotique des chroniques Brontë est particulièrement intéressant à noter.
Charlotte semble une âme assez tourmentée de manière générale, et la mort de sa fratrie (et plus particulièrement de ses sœurs) a tendance à empirer les choses. J'en veux pour exemple son comportement après ces drames, lorsqu'elle déclare vivre au milieu de fantômes, et quand la nuit le vent souffle, elle croit entendre les voix de ses sœurs. Ou bien encore lorsqu'elle trouve des ressemblances entre Emily et trois personnes différentes, alors que ces ressemblances n'apparaissent à personne d'autre...
Pour ce qui est de ses amours, son sentiment pour le professeur Héger est bien connu, il est inutile de revenir dessus. En revanche, malgré cette première expérience malheureuse et sa lucidité sur ses chances (son âge, son peu d'attractivité...), elle ne peut s'empêcher de tomber amoureuse de son séduisant et jeune éditeur Smith, alors même qu'elle se disait trop consciente de la folie d'un tel sentiment. Mais elle espère tout de même jusqu'au bout, et quand celui-ci lui fait part de ses futures noces, elle répond par des félicitations glaciales tenant sur deux lignes : "dans les grandes joies comme dans les grandes afflictions - toute parole de sympathie se doit d'être brève. Veuillez agréer l'hommage de mes félicitations". Avec cette réaction, l'autrice donne à voir sa vulnérabilité et je la trouve particulièrement humaine et touchante.
Quant à son mariage, il est assez drôle de penser qu'il est en partie provoqué par ses disputes avec les personnes qui y sont opposées. Elle se dispute notamment avec Ellen et avec son père, vers qui peut-elle se tourner ? Arthur Bell Nichols. Ainsi son père qui voulait tant la dissuader de se marier avec cet homme l'y aura peut-être encouragée malgré lui en lui faisant craindre de vieillir seule avec lui. Mais il ne s'agit pas au début d'un mariage d'amour, Charlotte dit elle-même qu'elle a des attentes "minimes", elle prévoit d'aimer son mari par la suite, et c'est ce qui arrivera. Détail amusant, en épousant Arthur
Bell Nicholls, elle prend enfin le nom de "Bell" qu'elle-même et ses sœurs avaient utilisé comme pseudonyme.
La brouille avec Patrick Brontë induira en erreur Elizabeth Gaskell lors de la rédaction de la biographie de son amie, et ce qui était une dispute inhabituelle deviendra sous sa plume un conflit perpétuel.
Ce que j'ai en revanche trouvé dommage, c'est que la biographie ne parle même pas des difficultés de Charlotte à se faire publier. Heureusement que j'en ai déjà lu une auparavant qui met bien cela en lumière, car ici j'aurais pu croire qu'elle n'avait pas eu de mal à trouver un éditeur. Je considère que c'est un vrai défaut de la biographie, car une simple ligne aurait suffi à préciser le nombre de refus auxquels l'autrice avait eu droit avant de trouver preneur.
En parlant littérature, la réponse de Southey m'a cette fois plus marquée, notamment lorsqu'il dit que la littérature n'est pas pour les femmes : ce monsieur semble avoir déjà oublié les succès de Jane Austen ou ceux d'Ann Radcliffe. Il est peut-être la raison qui a poussé les sœurs à adopter des pseudonymes ambigus, pour être jugées sur leur talent et non sur leur sexe.
Le biographe apporte quelques détails et remarques intéressants. Par exemple, Emily trouve l'idée du manoir des Hauts à Law Hill (High Sunderland) : elle mélange les griffons et les gargouilles de l'édifice avec la rustique ferme de Top Withens. Autre souvenir de pension : le nom d'Earnshaw, celui d'une servante. L'auteur remarque quelque chose qui fait totalement écho à mon ressenti sur ce roman : il affirme que ce dernier pourrait totalement prendre place dans un royaume imaginaire, au vu de la démesure et du mépris de la vraisemblance qui le caractérisent, et je ne pourrais être plus d'accord.
Concernant Anne, là encore je ne peux qu'être d'accord avec une description de son style : du Jane Austen dans le regard distancié, équanime sur la médiocrité humaine. Celles qui s'en sentent le courage peuvent vérifier dans mon commentaire sur
Agnes Grey, je compare moi-même le style d'Anne Brontë à celui de Jane
trop fière je suis (bon j'utilise des mots différents hein...). On peut du coup se demander ce que pense Charlotte du "jardinet scrupuleusement enclos" de sa sœur, car ce sont les mots qu'elle avait utilisés à propos de Jane Austen.
En tout cas, lors d'une réédition après leur mort, elle se permet des altérations de poèmes inédits et elle les défend très maladroitement contre les critiques qui leur sont faites. Elle plaide les bonnes intentions de ses sœurs, qui n'auraient pas su ce qu'elles faisaient. Ainsi elle défend peut-être ses sœurs en tant que personnes, mais piétine totalement leurs accomplissements de romancières. Elle refuse par exemple l'idée qu'elles ont subi elles aussi des influences littéraires, arguant que le génie aurait frappé Emily comme la foudre. Gênée par les actes violents qui parsèment son roman, elle les qualifie de défauts alors qu'ils font partie d'un ensemble. D'Anne, elle garde le silence complet sur son deuxième roman, le plus polémique ; elle s'indignait lorsqu'on faisait des rapprochements entre celui-ci et
Jane Eyre. Elle pratique donc une censure "bienveillante", la question pourrait même se poser de savoir si elle n'aurait pas détruit des pages inédites de l'une ou l'autre de ses sœurs, car personne ne l'aurait jamais su.
Après la mort de ses sœurs, Charlotte goûte enfin à la gloire et à la vie publique. Mais même si son roman est extrêmement populaire et que le tout Londres souhaite la rencontrer, sa vie mondaine est loin d'être sans accroc. Elle n'est après tout qu'une vieille fille d'une province reculée, sans élégance, en décalage avec les traits d'esprit plus spirituels qu'élevés qui font un dîner mondain... Elle n'a de plus pas un goût parfait, comme en témoigne le port d'un postiche parfaitement distinguable de ses cheveux, dans une tentative d'en augmenter le volume, que tout le monde voit distinctement.
Pour ce qui est de la suite de sa carrière littéraire, celle-ci est beaucoup moins brillante que son lancement. Le biographe s'arrête notamment sur
Villette, qu'il affirme avoir beaucoup d'invraisemblances et de coïncidences. Charlotte est une romancière de l'intime, qui a besoin de s'appuyer sur sa vie et ses émotions pour écrire, mais depuis
Jane Eyre il ne lui est rien arrivé d'autre que des drames familiaux qu'elle se refuse à relater. À Ellen qui lui demande de lui raconter les "mille petits riens" de sa vie, Charlotte ne peut répondre positivement. Elle n'est pas très prodigue. Ici je ne peux m'empêcher de faire un parallèle avec Jane Austen, qui elle justement, malgré les jardinets enclos de son style, n'éprouvait aucune difficulté à construire des intrigues et des romans à partir de ces petits riens. Je ferme la parenthèse ici, c'était simplement une petite pique sans méchanceté, mais de bonne guerre à l'encontre de Charlotte
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Enfin, un dernier point très intéressant est abordé dans la biographie. C'est, après la mort de Charlotte, la naissance d'une école biographique "misérabiliste" qui la présente comme un personnage de tragédie, démarrée par la biographie d'Elizabeth Gaskell. C'est une perception qui nous parvient encore de nos jours et qui a déjà fait l'objet de critiques, et l'auteur appuie dessus dans son livre. La biographie de Gaskell a certes atteint son but (réhabiliter l'image de Charlotte auprès du public), mais elle a transféré l'intérêt du public des œuvres à l'autrice.
Pour conclure, je recommande cette œuvre, l'auteur est extrêmement rigoureux et sérieux dans son travail, et ce d'autant plus qu'il s'appuie sur les travaux de ses prédécesseurs (et Dieu sait qu'il y en a eus !) afin de faire le tri et avoir l'approche la plus vraie possible ; sa biographie est donc ainsi comme la somme des biographies précédentes, en condensé. Il est vrai qu'une fois de plus l'ensemble concerne beaucoup Charlotte, elle est comme le personnage principal ; ce n'est pas clairement établi, et les autres personnes ne sont pas oubliées, mais c'est quelque chose qui apparaît tout de même.