Le théâtre

La pièce jouée au studio théâtre était très "réflexive", très lente, mais forte. Deux personnages, découvrent le cadavre d'une jeune femme, et hésitent à annoncer le décès à la famille. Ils regardent la famille par les fenêtres de la maison, c'est le crépuscule, et ils n'osent bouleverser leur sérénité. Les décors étaient d'une beauté à couper le souffle, comme des estampes japonaises, avec des roseaux... mais des estampes en image de synthèse, animées dans l'obscurité par le souffle du vent. L'éclairage m'a fait penser à la peinture hollandaise, avec seuls des visages blancs dans l'obscurité, et des teintes sombres et chaudes. Thierry Hancisse y jouait un vieillard, c'était une interprétation époustouflante de sobriété et d'émotions intériorisées.

Moins "intellectualisant", mais fort parce que soulevant de vraies questions. Laurent Natrella joue le rôle d'un orthophoniste dans un centre pour personnes malentendantes. Une des élèves refuse de parler. Une relation amoureuse se noue entre les deux. La pièce parle de la différence : devons-nous forcer les gens "différents" à devenir comme nous ? Devons-nous les forcer à parler pour qu'ils "intègrent" la société ? La pièce parle de communication. Et de ses difficultés presque insurmontables...

La chose incroyable, c'est que Laurent Natrella joue toute la pièce quasiment seul, en parlant ET en faisant le langage des signes ! J'ai été très impressionnée par ce comédien, souvent abonné aux seconds rôles du Français. Françoise Gillard, qui joue le personnage de la jeune femme qui ne parle pas (relativement antipathique d'ailleurs), ne s'exprime qu'en langage des signes. Les autres s'expriment à l'oral, mais sont malentendants, donc ont une élocution particulière. Véritable prouesse des comédiens donc ! Je n'ai pas été bouleversée par la pièce, sans doute parce que je n'ai pas eu plus d'empathie que ça pour les personnages, mais je ne regrette pas de l'avoir vue, parce qu'elle m'a interpellée.

Cette pièce est un peu la nouvelle bataille d'Hernani en ce moment. Le Figaro a dit que c'était une honte et une nullité absolue, certains internautes crient au génie. J'avais donc très envie d'aimer cette pièce, ayant peur de faire partie des spectateurs réactionnaires. Eh bien, non, j'ai adoré, même si je comprends que tout le monde ne soit pas aussi conquis que moi. Hier la salle était enchantée, mais quelques personnes ont hué (première fois que j'entends huer à la Comédie française)... ce qui a fait sourire les comédiens (je crois avoir entendu Serge Bagdassarian - j'était au troisième rang - dire "Ah bah, voilà, je me disais aussi").

Je ne parlerai pas du film de Renoir dont la pièce est adaptée (je ne l'ai pas encore vu, mais il semble que la pièce reprend 80 % des dialogues du film, tout en les ayant réactualisés). Simplement, je dirais que la pièce est dédiée aux amoureux de la Comédie française. L'histoire est celle de Robert (Jérémy Lopez) qui invite tous ses amis (dans son théâtre) pour fêter l'exploit du navigateur André (Laurent Laffite). Les invités jouent à cache-cache dans le théâtre, se déguisent avec les costumes qu'ils trouvent, se chamaillent... C'est la grande bourgeoisie qui joue devant le public, avec le public, avec ses travers, son arrogance, sa cruauté, son malheur de ne pas pouvoir laisser librement cours à ses émotions.

Et donc au cœur de la pièce, il y a la Comédie française. De nombreuses scènes sont filmées un peu partout dans le théâtre (balcon donnant sur les colonnes de Buren, loges, coulisses, hall d'entrée, Place Colette), puisqu'il se passe des choses en coulisses, et non pas sur scène. Le public est interpellé comme s'il était lui aussi invité à la fête, les comédiens sont la moitié du temps ailleurs que sur la scène... C'est déroutant, et joué avec tant de naturel qu'on se demande si cette fête un peu sordide n'est pas une grosse improvisation (d'où le sentiment que certains journalistes ont eu, qu'on se payait leur tête).

Et pourtant, il y a de l'ambition dans cette mise en scène, qui fait voler en éclat l'illusion théâtrale, le "quatrième mur". La troupe s'amuse à faire des clins d'œil (par exemple cette phrase où Suliane Brahim, épouse trompée de Robert - Jérémy Lopez donc, dit "Et pourtant, dans ce théâtre, nous avons joué Roméo et Juliette avec Robert" ), ce qui fait qu'on ne sait plus où est la réalité, où est l'illusion. Les décors et les costumes ne sont que des décors et costumes empruntés à d'autres pièces (j'ai reconnu le costume de marié de Pierre Niney dans le Chapeau de paille, la robe de chambre de Pierre Niney dans Le Jeu de l'amour et du hasard, le décor de Roméo et Juliette, mais la liste - qui est dans le programme - est longue). Pour qui aime (et connait bien) la comédie française, c'est un réel bonheur. C'est jubilatoire même, comme du fan service en fait. Après, les autres spectateurs ne sont-ils pas un peu laissés pour compte ? Je me le demande. Peut-être dans ce cas vaut-il mieux voir le film d'abord ?

Et au milieu de cette soirée qui dégénère, il y a l'interprétation des comédiens de la troupe, à qui cette pièce rend un hommage vibrant. Les personnages sont assez méprisables, l'histoire écœurante... mais contrairement à la mise en scène de Carmen que j'ai vue cette semaine, la vulgarité disparaît devant la subtilité du jeu des comédiens. Jérémy Lopez, Suliane Brahim sont sublimes. Mais il faut citer aussi Elsa Lepoivre (une scène où elle est alcoolisée... d'ordinaire je déteste ces scènes, souvent grotesques et faciles, eh bien j'ai aimé sa joie de vivre, sa sensibilité, quelle comédienne ! ), Serge Bagdassarian (qui chante toujours aussi bien, et qui n'a décidément pas peur du ridicule), et Eric Génovèse (qui joue le pauvre type, lui qui était le nazi le plus redoutable des Damnés).

En bref, pour moi cette pièce est un ovni autant qu'une réussite. Mais j'ai conscience que c'est peut-être parce que je suis une grande fan de la Comédie française et de ses comédiens, que j'ai autant aimé. Le contenu de la pièce peut laisser à désirer peut-être, et on pourra se demander si ce n'est pas une monumentale arnaque. Et pourtant... je trouve que cette immersion du public dans un spectacle, inédite à la Comédie française, est franchement encourageante. Après Les Damnés, Vania (pièce jouée en improvisation), La règle du jeu ! La Comédie française est une institution, qui se doit de conserver les classiques, mais aussi d'aller de l'avant dans ses propositions culturelles. Rien que pour ça, je suis enthousiaste !

Hier soir, j'ai envoyé une déclaration d'amour à Jérémy Lopez (plus sérieusement, je l'ai remercié de toutes les émotions qu'il fait passer dans chacun de ses rôles). Et il m'a répondu qu'il était extrêmement touché par mon message. J'adore ce comédien, si accessible.