Toujours dans la veine de ma passion Brontë, j'ai lu cette biographie il y a quelques mois, et j'ai vraiment bien aimé. Je savais déjà la plupart des éléments qui y sont rapportés, d'autant que l'oeuvre est assez succincte, mais j'ai quand même lu des choses intéressantes.
L'auteur appuie plus sur les origines irlandaises du père que ce que j'ai lu jusqu'à présent : même s'il ne s'attarde pas sur le sujet, il prend le temps de rappeler l'importance de la différence de religion entre Irlande et Angleterre, et le peu de considération des Anglais pour les Irlandais. Il aborde également le changement de nom de famille de Patrick : d'abord Brante à son inscription à l'université, puis Bronte, avant d'ajouter seulement plus tard le fameux tréma en hommage au duc de Wellington.
L'auteur renoue avec une vieille tradition de biographie des Brontë et le père est à nouveau décrit comme distant avec ses enfants, et la tante comme froide.
Il suggère que Charlotte serait entrée en compétition avec son frère pour l'affection de leur père. Étant donné que le révérend fondait beaucoup d'espoirs sur son héritier et faisait lui-même son éducation, c'est une hypothèse qui ne me paraît pas aberrante, et ce d'autant plus quand on connaît le caractère volontaire et ambitieux de Charlotte. D'ailleurs à propos de la relation de Charlotte et son frère, Stéphane Labbé met le doigt sur un détail qui ne m'avait pas frappée auparavant : c'est la sévérité dont elle fait preuve envers lui concernant son aventure avec une femme mariée, sachant qu'elle-même a plus qu'activement recherché l'amour de Constantin Héger, lors même qu'il ne lui donnait aucun encouragement. Il est vrai que ça ne manque pas de sel
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Pour en revenir à son ambition, c'est quelque chose qui m'a particulièrement marquée à ma lecture. Elle a donné l'impulsion à tous les projets communs : ouverture d'une école, séjour en Belgique pour parfaire le français, publication des poèmes puis publication des romans et ne s'est jamais découragée malgré les échecs successifs. Elle ne doute également pas de son talent pour l'écriture : elle a beau louer la qualité de la poésie d'Emily, elle réserve tout de même plus de la moitié du recueil commun à ses vers.
Toujours à propos de Charlotte, j'ai appris quelques anecdotes encore. Comme le fait qu'elle ait été démasquée en tant qu'auteur à cause de son vocabulaire et de ses expressions typiques de la région de Haworth : c'est un natif du lieu qui s'en est rendu compte et qui a déduit qu'elle était la seule personne là-bas susceptible d'avoir écrit un roman (du fait de son éducation). Elle a été également demandée en mariage par un vicaire irlandais du nom de David Bryce, doté du sens de l'humour et d'une conversation enjouée, dont je n'avais pas entendu parler auparavant. Finalement je me dis qu'elle a eu pas mal de succès Charlotte, malgré son physique qu'elle considérait elle-même comme ingrat
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L'auteur est de ceux qui rendent justice à Anne. Il milite en faveur de sa réhabilitation : il souligne la qualité de son oeuvre, bien que très différente de celles de ses sœurs, et il avance des hypothèses pour expliquer qu'elle ait été mise en arrière après sa mort. Il se demande en effet si sa proximité affective avec Emily n'aurait pas causé la jalousie de Charlotte.
Il fait également remarquer l'audace et la modernité de son intrigue lorsque dans son deuxième roman l'héroïne quitte son mari abusif. En cela elle s'est sûrement appuyée sur un épisode réel, lorsque l'épouse d'un recteur violent vient chercher conseil auprès de Patrick Brontë et que ce dernier, contre tout attente compte tenu des mœurs de l'époque, lui conseille de partir.
Enfin le biographe propose des anecdotes très intéressantes concernant Emily.
Le professeur Héger avait été frappé par son génie, sa raison puissante et sa volonté impérieuse. Selon lui, si elle avait écrit, sa narration aurait dominé le lecteur. On peut dire qu'il a été particulièrement clairvoyant au vu du futur d'Emily.
L'auteur aborde aussi les sources d'inspiration de l'autrice. Il y a eu par exemple le manoir de High Sunderland, qui a servi de modèle à Wuthering Heights, mais moins connu, Ponden House l'a inspirée pour la demeure des Linton. Le manoir datait du 17ème siècle et Emily et Anne avaient coutume de s'y rendre à la nuit tombée pour regarder par les fenêtres : la scène est exactement similaire à celle du roman dans laquelle Cathy et Heathcliff espionnent les Linton. Il insiste particulièrement sur le rapport d'Emily à la lande (j'ai beaucoup aimé ces passages
) et soulève d'ailleurs l'hypothèse que dans
Wuthering Heights, Cathy se condamne elle-même à un destin fatal en épousant Edgar ; non seulement parce qu'elle cause une rupture avec Heathcliff, mais surtout avec la lande : égarée par les séductions de la société, elle oublie l'essentiel et refoule ses aspirations les plus profondes.
En cela et en d'autres aspects,
Wuthering Heights donne l'impression d'assister à une tragédie grecque : énigmatique et profond, condensé de bruit et de fureur. C'est une œuvre qui a la force des grandes tragédies antiques et des grands mythes fondateurs. C'est exactement mon ressenti et l'auteur met les mots juste dessus.
Charlotte en revanche ne saisit pas la dimension mystique et visionnaire de l'œuvre d'Emily, l'audace de l'intrigue de
Wuthering Heights : malgré son admiration pour sa sœur et sont talent, elle ne parle que de la rusticité du roman et de son attachement aux terres du Yorkshire. Elle passe ainsi à côté de la majeure partie du roman et fait peut-être même fausse route : pour Virginia Woolf, il est clair que ce n'est pas une œuvre autobiographique, mais d'un ordre bien plus général.
Pour en finir à propos d'Emily, on peut s'interroger sur la légende bâtie à son sujet : cette dernière n'a-t-elle pas été construite ou du moins exagérée pour la glorifier ? Elle ressemble à un personnage de roman, sauvage, solitaire et dure au mal. Il y a sûrement une large part de vrai, mais certaines anecdotes lui prêtent une psychologie tellement conforme à celle qu'on attendrait de l'autrice de
Wuthering Heights (en conformité avec l'univers dur et violent qui y est décrit), qu'on pourrait en douter.
La biographie se penche sur le rapport différent des sœurs à la moralité, c'était d'ailleurs une réflexion que je m'étais faite lorsque j'avais commencé à connaître leurs vies. Elles vivaient toutes dans une société extrêmement rigide, chrétienne et moraliste, élevées par un père pasteur et une tante méthodiste, mais cette moralité s'est exprimée en chacune de façon tellement différente et pourtant sincère que c'en est incroyable.
Charlotte par exemple reste enfermée dans le carcan moral et religieux de son époque : malgré quelques critiques sur les quelques libertés qu'elle a prises avec l'étiquette dans
Jane Eyre, globalement son roman a été plébiscité par toute la société anglaise de l’époque, qui n'y voyait pas de manquement aux convenances.
Anne a fait l'objet de nombreuses critiques avec
Wildfell Hall, où une épouse quitte son mari violent et alcoolique à une époque où elle n'en avait pas le droit.
Quant à Emily, nul besoin de rappeler le rejet et les diatribes enflammées qu'a entraînées son roman lors de sa parution.
Tout ceci fait dire à l'auteur que, peut-être, Charlotte était en quête de respectabilité car voulant être reconnue dans la bonne société, qu'Emily se montre indifférente aux futilités morales victoriennes comme une véritable païenne, et qu'Anne, plus proche de la charité chrétienne que du stoïcisme anglais, se soucie de faire ce qui est bien avant des convenances.
La biographie se termine sur une réflexion intéressante : Branwell avait a priori tous les talents pour réussir dans la société, mais il se serait dissipé en futilités sous l'effet de la pression que faisaient peser sur lui les espoirs de sa famille. A contrario, ses trois sœurs, libres de cette pression et personne n'attendant d'elles qu'elles réussissent, ont réussi.
En matière de défauts, la chronologie n'est ni linéaire ni claire : les retours en arrière ne sont pas toujours indiqués. C'est assez difficile à suivre pour un lecteur averti des Brontë, pour un néophyte ça doit être confus.
L'auteur hésite aussi trop entre la biographie "classique" et l'interprétation au travers de prismes, c'est dommage qu'il n'ait pas pris de parti.
En dehors de ça, c'était une bonne lecture, intéressante et concise.