Avant cette biographie, je n'avais lu que celle de Claire Tomalin (
Jane Austen, passions discrètes) et je pensais avoir une image très fidèle - du moins autant que faire se peut avec les sources restantes - mais je dois avouer que mes convictions ont été assez ébranlées à ma lecture
...
La première chose qui m'a frappée est malheureusement un défaut : l'auteur est moins disert que Claire Tomalin sur l'entourage de Jane Austen, mais cite autant de noms qu'elle, voire plus. Le résultat c'est qu'on se retrouve vite perdu car le fait de s'attarder un peu sur la vie de ces proches permet de les visualiser et de s'en souvenir (c'est un aspect que j'avais beaucoup apprécié chez Claire Tomalin). Dommage car on en retient finalement assez peu alors que le biographe est visiblement particulièrement bien renseigné sur l'entourage des Austen et donne quantité de noms. Le même problème est présent pour les noms de lieux.
Il y a un autre défaut qui n'est pas sans rapport avec le premier : le peu de structure du récit. L'auteur ne saute certes pas du coq à l'âne, les changements de sujet restent cohérents mais j'ai eu la très forte impression de l'absence d'un plan. Alors je me doute que l'auteur n'a pas travaillé sans plan, mais à tout le moins c'est invisible au lecteur et accentue la confusion créée par l'accumulation de noms. Et ça, je trouve que c'est un gros défaut pour suivre, à plusieurs reprises j'étais parfaitement incapable, et de situer à quel moment de la vie de Jane je me trouvais, et de me remémorer le cheminement (à peu près) pour en arriver là.
En revanche, ce que j'ai trouvé très intéressant, c'est le jour très différent sous lequel apparaît Jane Austen. Résumé en une phrase, par-rapport à ce que j'avais déjà pu en lire, je dirais que l'ambiance générale de la vie de Jane laisse une impression plus sombre, que cette dernière a un caractère plus acide et est plus fréquemment de mauvaise humeur que ce que l'on pourrait croire, et que ses relations (familiales comme amicales) étaient plus tendues et moins courtoises.
Il y a effectivement beaucoup plus d'amertume dans ses lettres, qui donnent à penser qu'elle n'était pas si stoïque et patiente en réalité, moins adepte de la devise si britannique "never complain, never explain". L'auteur s'appuie sur beaucoup de lettres pour cela, autant dire que le doute n'est donc pas permis. D'ailleurs j'ai été surprise par la quantité de lettres citées ici dont je n'avais jamais rien lu auparavant. Jane était donc, lors des épreuves, assez acerbe et même aigrie. Pas que je porte un jugement de valeur sur ses réactions, mais je trouve important de descendre l'autrice de son piédestal et d'essayer de la démontrer telle qu'elle était sans l'enjoliver : humaine. Elle n'était pas infaillible et même si la société de son époque prêchait beaucoup la patience et la résignation pour les femmes, je trouve plus "réconfortant" d'une certaine manière de penser à elle comme une femme imparfaite, qui n'était pas continuellement capable d'affecter la bonne humeur malgré les difficultés.
Elle pouvait également se montrer mesquine et hypocrite, et pas seulement avec les personnes qu'elle n'aimait pas. En témoignent les lettres où elle critique durement sa nièce Anna pour les petits plaisirs que s'est offerts cette dernière. Et elle la critique dans une lettre adressée à Fanny Knight, que le biographe décrit comme sa nièce la plus "froide" et "calculatrice". Je trouve ces remarques intéressantes, et elles collent plutôt bien avec ce qui est assez notoirement su de Fanny, comme la description qu'elle fait de sa tante, "très en dessous du niveau requis par la bonne société et ses manières", et que seule leur société, celle des Austen Knight, a sauvée "de la médiocrité et d'un manque de raffinement".
Par contre John Halperin lui rend justice à propos d'une critique qui lui est souvent faite : il souligne et insiste sur les éléments qui démontrent que si Jane n'écrivait pas sur la politique ou la guerre, elle se tenait bien au courant, avait ses opinions là-dessus et en discutait avec ses proches. J'ai aussi trouvé une anecdote particulièrement savoureuse, à propos du "petit morceau d'ivoire" sur lequel elle travaille avec un "pinceau très fin". Il se pourrait que cette métaphore soit beaucoup plus proche de la réalité qu'il n'y paraît, car Jane possédait un calendrier en ivoire accroché à un mur à Chawton. On pouvait y noter à l'encre les engagements à venir, puis les effacer une fois les inscriptions devenues inutiles. J'adore ce genre d'anecdote
.
Pour ce qui est des éléments factuels, un résumé assez complet de sa vie est fait, et je conseillerais volontiers l'ouvrage à un néophyte, n'eussent été les défauts que j'ai déjà reprochés à l'œuvre
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Les relations de la romancière avec son entourage présentent elles aussi un intérêt particulier dans cette biographie. L'auteur insiste plus dessus, et notamment sur les difficultés relationnelles au sein même de la famille, et la façon dont Jane était traitée : elle n'était après tout "qu'une vieille fille".
Elle n'était par exemple pas si proche de la plupart de ses frères (sauf Henry), qui lui préféraient Cassandra. Il suffit de regarder le prénom de leurs nombreuses nièces : une seule d'entre elles s'appelait Jane, mais plusieurs portaient le prénom de Cassandra. D'ailleurs Jane ne se rend jamais chez ses belles-sœurs pour les aider lors de leur accouchement, seule sa sœur le fait.
John Halperin fait une hypothèse intéressante en s'appuyant sur ce qui ressort des lettres survivantes : Jane et Henry auraient eu un caractère assez froid et détaché, au contraire de leurs frères et sœurs, plus chaleureux et impliqués. C'est une idée qui colle avec le comportement de Jane avec ses nièces : mis à part avec 2 ou 3 élues, elle se montrait assez froide et de manière générale il semblerait qu'elle n'ait pas aimé les enfants. C'est ce qui ressort de sa correspondance (par exemple elle écrit une fois à sa sœur qu'elle espère que sa nièce Cassy n'a pas laissé de puces dans son lit
), mais aussi de ses romans : ils n'y sont jamais l'objet de son intérêt, et elle y fait mention plus souvent d'enfants intenables que d'enfants sages.
Elle avait une relation plutôt tendue avec sa mère, comme c'est déjà assez connu, et n'hésitait pas à glisser des piques à son propos dans sa correspondance, à se montrer sarcastique ou plus clairement agacée. En revanche là où le biographe surprend, c'est que les relations entre Jane et sa sœur adorée n'étaient pas forcément toujours au beau fixe. Rien de grave mais là aussi Jane pouvait faire preuve de sarcasme envers sa sœur, et ne pas hésiter à lui faire des reproches, alors qu'on présente souvent cette relation comme si les deux femmes s'entendaient parfaitement. Mais quoi de plus normal que des désaccords entre deux sœurs ? Celles-ci n'échappaient donc pas à la règle.
Par contre un aspect m'a encore plus étonnée que ce que je viens d'aborder, ce sont les multiples demandes en mariage dont le biographe fait ici état. Je n'ai pas compté mais l'auteur en dénombre quasiment 4 ou 5
. Étant donné l'intérêt qu'éveille ce sujet chez tous ceux qui s'intéressent à Jane Austen, je suis assez dubitative en l'occurrence. John Halperin fait évidemment mention de la demande Harris Bigg Wither dont on ne peut douter, mais il évoque aussi, entre autres, un certain révérend Blackall et le frère de la femme d'Edward Austen, qui lui aurait fait sa proposition lors de son premier séjour à Godmersham, et qui après son refus se serait ensuite tourné vers Cassandra qui l'aurait également refusé. L'hypothèse est assez extravagante pour supposer que l'auteur s'appuie sur des bases solides, mais je ne puis m'empêcher de douter : c'est la première fois que j'en entends parler et l'histoire me paraît quelque peu saugrenue, compte tenue de l'estime relative dans laquelle était tenue Jane par sa belle-famille aristocratique.
Ce qui m'amène au doute que j'ai pu parfois éprouver au long de l'œuvre.
L'auteur présente un peu trop souvent des hypothèses (plus ou moins intéressantes) comme des vérités, et pour cela utilise un appui fragile sur de minces parallèles avec les œuvres de la romancière. Il a pourtant souvent été dit des mises en garde contre de tels procédés, et je m'étonne qu'un universitaire y ait autant recours.
Il a également un peu trop tendance à interpréter les textes de Jane pour aller dans le sens de ses hypothèses, même lorsque ces textes peuvent faire l'objet de différentes interprétations contradictoires. Et c'est une chose extrêmement courante avec l'usage très abondant de l'ironie que fait la romancière
.
Plusieurs erreurs grossières parsèment aussi le récit (comme des confusions entre les romans, ou l'attribution d'une citation d'Edward Ferrars au colonel Brandon), bien sûr celles-ci pourraient n'être que des erreurs d'inattention mais jettent quelque peu le doute sur l'ensemble de l'ouvrage, surtout ajoutées aux points que j'ai précédemment soulevés.
En bref je suis partagée sur le crédit que je peux accorder à la biographie. D'un côté l'auteur est un universitaire sérieux, l'ensemble de la vie de Jane qu'il décrit est appuyé par d'autres sources, mais d'un autre côté j'ai été assez rebutée par les quelques fois où il faisait erreur ou imposait une idée comme certaine.
Un bon point pour la biographie, c'est l'analyse des romans. Cette analyse est peu technique, elle reste donc très accessible. J'aime bien par exemple l'avis de John Halperin selon lequel il n'y a pas d'héroïne plus austenienne que les autres : il réfute l'idée assez largement répandue selon laquelle Elizabeth Bennet est l'héroïne la plus caractéristique de sa créatrice, et déclare que Fanny Price (par exemple) l'est tout autant qu'elle. Je n'ai moi-même pas d'opinion assez arrêtée sur le sujet mais je trouve agréable de lire une opinion peu commune sur ce sujet.
Les 6 romans sont abordés ici, le problème c'est qu'il y a aussi peu de structure dans les analyses que dans la biographie à proprement parler. C'est dommage car l'auteur ne se contente pas de rédiger deux paragraphes sur chaque roman, mais l'étude part un peu dans tous les sens.
L'auteur propose des parallèles intéressants entre les romans et la vie de l'autrice, intéressants tant qu'ils ne font pas contre-sens avec ce qui est connu de Jane, et qu'ils ne viennent pas appuyer des théories incongrues.
Par exemple pour P&P, on peut souligner l'étude des caractères à laquelle se livre Lizzy : on peut dire sans craindre que Jane elle-même s'y livrait beaucoup, c'est ce qui fait l'essence de ses œuvres. M.Bennet y tient aussi un discours sur lequel il est intéressant de s'attarder : lorsqu'il s'inquiète de savoir si sa fille aime M.Darcy, il lui fait remarquer qu'au vu de son esprit brillant elle serait incapable d'être heureuse mariée si elle n'estime pas particulièrement son mari. Il n'y aucune possibilité de confirmer le caractère autobiographique de ces phrases, mais c'est une idée assez vraisemblable.
En revanche je n'ai pas pu m'empêcher de bondir à certaines de ces théories incongrues, voire déplacées au vu du caractère de Jane Austen.
C'est dans Northanger Abbey, la confusion que fait le biographe entre la déception de Catherine et celle de sa créatrice. En effet Catherine serait déçue de n'avoir à 17 ans pas rencontré un seul homme valable de son admiration, et brûlerait d'être populaire mais ne serait pas remarquée. D'une part, en ce qui concerne le roman, Catherine est une jeune fille très simple et modeste, peu coquette, qui ne s'indigne pas du manque d'admiration qu'on lui témoigne. D'autre part, lier ces prétendues déceptions de manière aussi péremptoire à la vie de Jane Austen me semble plus que douteux, car rien ne permet de les confirmer. Mais il y a pire : quand Jane Austen fait dire à Isabella Thorpe que ses affections sont toujours très violentes, John Halperin y décèle, dit-il, les "propres accents de la romancière"
. Non seulement ceci ne repose sur rien, mais en plus la romancière nous recommande clairement la tempérance et la raison en toute situation au travers de tous ses romans. Il fait ici selon moi un véritable contresens
. Et encore dans le même roman, il prend un peu trop au sérieux le paragraphe satyrique de Jane Austen selon lequel une jeune fille devrait toujours montrer de l'ignorance pour charmer un homme. Il y a certainement un grain de vérité dans cette argumentation, mais peut-être pas au point de l'interpréter au sens littéral.
Enfin, c'est dans Mansfield Park une remarque de Mary Crawford qui est attribuée à l'autrice. La tirade porte sur le mariage et le "rôle de dupes" qu'on y fait jouer à tout un chacun. Selon l'auteur Jane aurait eu l'impression d'être dupée par Tom Lefroy dans sa jeunesse, par le mystérieux ecclésiastique qu'elle avait rencontré en vacances dans le Devonshire (celui dont la légende familiale veut qu'il ait disparu avant de la demander en mariage), et par le fait que mêmes les hommes qu'elle avait repoussés s'étaient vite consolés et avaient trouvé quelqu'un d'autre. Une telle supposition est totalement extrapolée, il n'y a absolument rien pour l'appuyer, et de plus Mary Crawford n'est pas une héroïne au travers de laquelle l'autrice parlerait.
D'ailleurs en ce qui concerne Tom Lefroy, l'auteur a émis plus tôt dans le récit l'idée que Jane n'aurait en réalité jamais été amoureuse, même pas de Tom dont il est fait pourtant si grand cas en règle générale. C'est une idée intrigante et originale, qui vaudrait la peine qu'on s'y attarde, mais l'auteur se tire lui-même une balle dans le pied par la suite en supputant que Jane s'est sentie dupée par lui particulièrement.
Pour finir, il y a quelques mots à dire sur les fins abruptes rédigées par Jane Austen. Elles ont déjà fait l'objet de beaucoup de discussions, donné lieu à des avis différents et enrichissants mais ici elles sont traitées sous un angle que je n'avais jamais envisagé. Apparemment, selon l'auteur, les fins heureuses ne seraient pas du goût de Jane mais elles seraient là pour faire plaisir au lecteur. Elle-même n'aurait pas vu la vie sous des couleurs heureuses et ne pensait pas qu'elle dût finir bien. Elle aurait peut-être même éprouvé de la jalousie devant la félicité qu'elle était obligée d'accorder à ses personnages.
Chacun a le droit d'avoir son avis sur la question mais pour ma part, je trouve cette supposition saugrenue pour être franche, et si je veux bien entendre qu'elle était peut-être pessimiste, pour le reste il me semble plus probable que Jane ait été mal-à-l'aise pour décrire le bonheur conjugal, plutôt qu'elle ait été jalouse (
) et aigrie.
Pour conclure, mon avis sur la biographie est mitigé. D'une part j'ai envie de m'y fier au vu du parcours de l'auteur, et d'ailleurs la façon qu'il a de dépeindre Jane Austen dans son caractère et ses relations me semble vraisemblable même si nouvelle, mais d'autre part il y a un peu trop de théories, non seulement tirées par les cheveux mais surtout prises pour argent comptant. Je ne trouve pas que ce soit un travail sérieux.
Je tiens toutefois à préciser que ce que j'ai écrit est à titre de comparaison avec une biographie plus conventionnelle, c'est-à-dire que je n'ai pas précisé tout ce qui est déjà connu de la romancière et rapporté ici. En matière de quantité donc, les points prêtant à controverse de la biographie sont donc bien minoritaires par-rapport à son ensemble.
Je suppose que la romancière restera une énigme quelque soit son biographe, et sa vie sujette à de multiples interprétations, certaines plus probables que d'autres.